Polier et ses cargaisons indiennes
Publié le 26 septembre 2003
Après avoir profité pendant plusieurs années du style de vie des orientaux les plus aisés, Antoine-Louis Polier regagne l’Europe. Afin de transmettre à l’Occident toute cette culture qu’il rapporte d’Inde mogole, il dicte à une de ses cousines plusieurs récits. Ses « Lettres persanes » et sa « Mythologie des Indous » sont parmi les plus connus.
« […] Devenu le protégé de Warren Hastings, gouverneur de ce que les Anglais appelaient leur présidence du Bengale, le jeune Polier gravit rapidement les échelons de la hiérarchie civilo–militaire ; il est nommé capitaine de génie en 1762, et député comme conseiller résident auprès du Nabab Shuja-ud-Daulah de la principauté d’Aoudh, que les Anglais projetaient de transformer en vassal.
Désormais, et pendant vingt-quatre ans, Polier s’installe dans cette région de l’Inde qui s’étend de Ayodhya à Delhi, comme intermédiaire entre les potentats locaux et les Anglais; il amasse une fortune personnelle considérable, et une culture pluri-dimensionnelle caractéristique de la société de cette région.
Il se « mogolise ». Des portraits de lui, par des peintres qu’il mécénise, le peignent en robe et en turban mogols, installé comme un nabab sur des divans soyeux, à goûter le spectacle d’une danseuse experte, en fumant un narguilé de grande beauté. On le voit, dans d’autres gouaches, spectateur de combats de coqs ou choisissant des épices dont il était devenu grand amateur. Sa robe mogole l’avantage plus que le justaucorps d’ancien régime qu’on le voit porter sur les portraits de son mariage helvétique, à son retour dans l’Europe pré-révolutionnaire. Pour les oreilles pudiques de sa cousine chanoinesse à qui, à son retour en France en 1789, il dicte ses mémoires, il appelle son « établissement » ce qu’il nommait dans ses Lettres persanes son havéli, c’est-à-dire la maison où il entretenait les femmes de son harem.
Mais, à trop vouloir vivre en persan dans sa campagne avignonnaise, il en perdra la vie, sous le couteau des contre-révolutionnaires qui l’assassineront, en 1795, l’accusant de robespierrisme à la sauce caviar, ou gingembre. Le goût du luxe aura finalement eu raison de son goût des livres.
Les cultures ne se mélangent pas impunément. À lire le français, le persan ou l’anglais de Polier, on peut se demander si chaque langue n’exprime pas un aspect différent de son personnage. Mais quel persan, quel anglais, quel français ? Le persan parlé à la cour du Mogol, par ses hauts fonctionnaires, ses chroniqueurs, ses poètes, un persan devenu langue indienne à part entière. Les bureaucrates parlaient persan, les militaires ourdou, le gros des militaires se recrutant dans l’Inde même, des pays télougou et bengali aux pays panjabi et cachemiri. Les commerçants parlaient les langues véhiculaires qu’étaient le persan et l’ourdou: le persan pour les produits de luxe, l’ourdou pour les autres. Polier s’intéressait par priorité aux produits de luxe: des éléphants, des robes d’apparat, des bijoux, du tabac, de l’opium, des vins et alcools, des montres, des médecins européens et des filles pré-nubiles.
Ses Lettres persanes nous révèlent qu’il meubla son harem de filles achetées sur le marché aux femmes, comme le firent ses amis Gentil, Martin et Palmer. Il leur signalait les bonnes occasions, à charge de revanche. En ce domaine, le persan de Polier s’inscrivait à merveille dans son français machiste; mais la traite des fillettes et des garçonnets ne semble pas avoir été la source de ses principaux profits.
Les Anglais payaient leur agent de renseignement avec l’argent qu’ils extorquaient aux princes surveillés. Polier recevait son salaire du nabab de Faizabad, Shuja-ud-Daula puis Asaf-ud-Daula son fils, et finalement du grand Mogol lui-même, sur les sommes énormes imposées par les gentlemen de Calcutta en contribution volontaire aux rajas vassalisés ou vassalisables, un racket à la protection de ces gangsters pré-coloniaux.
Qui payait, sinon les paysans qui produisaient le riz, le blé noir, l’opium, le tabac pour les narguilés guillochés par les artisans et les artistes, le coton, la laine, la soie des brocards aux fils d’or des saris des bibis, des robes d’apparat de leurs nobles époux, des bijoux pour leurs turbans, leurs oreilles, leurs chevilles? Dans les hautes sphères où évoluait Polier, qui se souciait des paysans et des artisans? Le grand Mogol moins encore que ses courtisans.
LANGUES ET RELIGIONS EN COEXISTENCE
Ce qui intéressait vraiment Shah Alam Il, le grand Mogol, c’était la poésie. Il composait en persan, en turc, en arabe, voire en ourdou, entouré de ses livres favoris, dont certains étaient les traductions persanes des poètes et des philosophes grecs ou latins ou sanskrits. En se mogolisant, Polier se cultiva et n’eut bientôt plus de cesse que d’enrichir sa culture française de l’immense pluralité culturelle de l’Inde mogole.
À son retour en Europe en 1788, habitué à dicter à ses secrétaires kayastha, sikh, voire brahmane, son français s’était rouillé à ne parler que le persan. Il trouva sa cousine chanoinesse disposée à devenir sa secrétaire. Il lui dicta sa Mythologie des Indous. Comme pour s’excuser de la solliciter pour ce travail, Polier avoua à sa cousine « Je suis trop paresseux, et point écrivain ». Elle se mit à l’oeuvre avec enthousiasme et lucidité, remarquant « Il disait vrai, car, avec le luxe oriental, il avait rapporté de son long séjour dans l’Inde toute l’indolence asiatique, et il avait perdu la facilité de s’exprimer correctement en français et en anglais » (MB,26).
Il ne pensait plus qu’en persan, mais tenait à faire profiter le public de cette forme de pensée, « pour ouvrir une nouvelle source de lumière à l’Europe », écrit-il à un ami du British Museum. L’Europe des Lumières, justement. Il le fit à l’orientale, à la persane, oralement, de sa bouche à l’oreille de sa cousine et à celle des érudits français, trop habitués à ne se fier qu’à l’écrit, tant Gutemberg avait obscurci leur entendement. Ils l’ignorèrent, jusqu’à Dumézil entraîné à écouter les dieux.
[…]”
Revue française de Yoga, n°27, « Passeurs entre Inde et Europe », janvier 2003, pp. 11-19.