Qu’est ce qu’une tradition religieuse ?
Publié le 01 juillet 2004
Les références continuelles au vocabulaire de la tradition menacent de galvauder ce terme. Ysé Tardan-Masquelier s’attache à définir ce qu’est réellement une tradition religieuse puis étudie en détail les trois vecteurs de transmission de la tradition au sein des communautés religieuses, avant d’envisager les différentes relations que ces trois vecteurs peuvent entretenir entre eux et les conséquences de ces interactions sur le vécu de la tradition.
« […] Je reprendrai, pour sa simplicité et sa globalité, la définition de Michel Meslin, dans son séminaire d’histoire des religions de la Sorbonne : « Un ensemble d’attitudes et de conduites qui se réfèrent à un passé pour guider une action présente, grâce à la prise de conscience d’un principe d’identité reliant les générations. »
Le terme latin traditio présente en effet ces deux sens très proches, mais différents : il indique soit l’acte de transmettre un modèle de vie, une sagesse, un enseignement à quelqu’un qui ne les possède pas encore; soit les contenus de cette transmission, les connaissances relatives aux mythes et aux rites, le corps des doctrines à enseigner, tout ce qui définit une foi religieuse. Traditio provient du verbe latin trado (trans-do), «faire passer à un autre », « transmettre à quelqu’un » un héritage, « confier quelque chose à quelqu’un », « donner sa fille en mariage », puis « transmettre et enseigner ».
La référence à un passé fondateur constitue donc le signe distinctif de tout univers traditionnel; mais ce passé n’est pas n’importe quel passé, il a un caractère normatif. Ce qu’on en retient, par une sélection rigoureuse de la mémoire collective, c’est un ensemble de modèles pour la pensée et l’action. Les gestes des fondateurs de traditions se présentent comme des exemples; ou bien, lorsque les attitudes et les paroles ne sont pas rapportées à un sage, maître ou messie, la communauté reconnaît dans le mode de vie de ses ancêtres la règle des comportements: « Il était jadis établi que nos ancêtres nous apprennent non seulement par les oreilles, mais aussi par les yeux, les usages que nous devions ensuite pratiquer à notre tour et transmettre, comme de la main à la main, à nos descendants. C’est ainsi que les jeunes gens étaient d’abord dressés au service militaire pour s’accoutumer, en obéissant, à commander et à apprendre le métier de guide en commençant par suivre. Ceux qui se destinaient à la carrière des honneurs se tenaient aux portes de la Curie et assistaient au spectacle des assemblées de l’Etat avant d’y jouer à leur tour un rôle. A chacun, l’auteur de ses jours servait de maître et à qui n’avait plus de père, les hommes illustres et âgés en tenaient lieu… Ainsi, tous les usages sénatoriaux s’apprenaient par l’exemple qui est bien la plus efficace manière d’enseigner. » De manière encore plus concrète que dans l’éducation des jeunes Romains, certaines ethnies africaines ont élaboré une orientation du corps humain fortement symbolique de cette reconnaissance: la face correspond au passé, et le dos à l’avenir; l’individu se trouve donc en permanence tourné vers ses Pères.
Est-ce à dire que le présent, dans un univers traditionnel, se réduit à une imitation inerte du passé? Certainement, non. Il y a une relation dialectique très forte entre tradition et actualité, conservatisme et innovation, mémoire collective et spontanéité de l’expérience individuelle. En réalité, si le passé joue un si grand rôle, c’est que l’homme actuel y déchiffre mieux que dans son présent les éléments fondateurs et permanents de toute vie. Le passé n’est pas important parce qu’il est passé, mais parce qu’on y repère un éternel présent, une loi pour toutes les époques, un « dharma » cosmique. Or, pour intégrer cette loi, l’individu doit moins imiter qu’adhérer au « fond des choses » par la foi: « Celui qui croit en moi fera aussi les oeuvres que je fais », dit le Christ (Jn 14, 12), liant ainsi la foi, la mémoire et les oeuvres.
Et Cicéron donne la raison ultime de cet intérêt pour le passé, non point en tant qu’il est passé, mais en tant qu’il est plus proche de l’essentiel: « Il existe en effet, par une sorte de croyance, comme une image des dieux qui se présente à nous, et pas seulement devant l’esprit. Les bois sacrés, dans les campagnes, reposent sur ce principe. Il faut bien se garder de rejeter cette religion léguée par nos ancêtres, tant aux maîtres qu’aux serviteurs, cette religion des Lares placée à la vue de tous dans les propriétés et dans les fermes. Conserver les rites de la famille et des ancêtres, cela revient, étant donné que les ancêtres sont ceux qui touchent de plus près aux dieux, à pratiquer la religion transmise par les dieux eux-mêmes 2 »
Cette nécessité d’adhésion par la foi implique qu’une tradition religieuse n’est jamais entièrement ouverte. L’entrée n’en est pas libre, elle nécessite une connaissance des « grands principes », une éducation, une compréhension de ces archétypes. En ce sens, toutes les traditions, ésotériques ou universalistes, nécessitent une initiation. Dans le monde moderne, cette initiation peut être première, innovante, mais dans les sociétés traditionnelles, elle a toujours un caractère second. En effet, l’enfant baigne déjà dans la vie traditionnelle, il suit les rites avec les adultes, apprend les gestes et les paroles par imprégnation; pourtant, il vient toujours un temps où lui est demandé un engagement initiatique personnel : s’il est hindou de caste, il devient un « deux-fois-né »; chrétien, baptisé dans les premiers jours de sa vie, il devient un « confirmé »; africain, avec sa classe d’âge, il reçoit le sens secret des mythes et des rites de sa tribu… Comment, dans ces conditions, aborder une réalité aussi complexe? Sans espérer répondre à cette question, je proposerai six thèmes d’observation et de travail.
[…]
Dans une première configuration, ces trois vecteurs tendent vers le renforcement du tissu traditionnel et opèrent en synergie; dans un second cas de figure, un ou deux d’entre eux fait défaut, sous la pression d’accidents historiques (exil, diaspora, colonisation, etc.); enfin, il arrive aussi que la vitalité d’une culture traditionnelle passe par des conflits internes entre l’institution, les transmissions interpersonnelles et l’expérience intime. J’illustrerai par quelques exemples significatifs chacune de ces possibilités, en soulignant tout d’abord que la mémoire collective ne nous offre jamais de situation pure, mais une tendance à la plus grande intégration, ou une rupture relative, ou un déni momentané des archétypes inconscients. De plus, toute tradition passe par ces phases où dominent tour à tour la cohésion, la désorganisation ou la confrontation.
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J’envisagerai ici les cas où la synergie traditionnelle fonctionnait correctement, lorsqu’elle s’est trouvée bouleversée par l’impact d’événements extérieurs : une ou deux des trois lignes de force se rompt, le maintien de la transmission incombe à l’axe, ou aux deux axes encore agissants.
La cassure de l’édifice établi libère la mémoire collective de sa soumission à un ordre canonique, même dans les cultures orales où cet ordre semble presque inexistant. Mais on s’aperçoit que, bientôt, la mémoire, non canalisée, se perd; prophètes ou maîtres spirituels ne cessent alors de rappeler la nécessité du « souvenir de Dieu »: ils incarnent particulièrement la fonction de conservation si menacée. Le « peuple » joue également un rôle important de sauvegarde des croyances et comportements implicites, souvent à peine identifiés auparavant, et qui deviennent alors des moyens daffirmer sa spécificité et sa différence. On peut illustrer cette configuration par deux exemples très éloignés : d’une part, la déportation du peuple juif à Babylone au début du vie siècle avant Jésus Christ; d’autre part, l’exil des lamas tibétains en Inde et en Europe depuis une trentaine d’années.
L’exil juif en Mésopotamie substitue, à l’établissement politico-religieux centré autour du Temple, une religion du cour dans laquelle l’organisation clanique et familiale joue le rôle de conservatoire des récits non encore fixés par écrit (à l’exception de quelques éléments); foyer de cette cohésion, le corps sacerdotal recueille et trie les traditions afin d’établir l’histoire sainte d’Israël, qui servira de base à la reconstruction lors du retour en Palestine, à l’orthodoxie et à l’orthopraxie. Le «Livre» naît en même temps que le «judaïsme », sur une rupture et une conception totalement nouvelle de ce qu’est une tradition. Il s’agit en effet de pouvoir vivre religieusement et de transmettre les éléments de la foi en réinterprétant autrement le rôle de l’axe institutionnel et en instaurant des repères fiables, quelle que soit la situation extérieure. De cet effort de recension et de fixation sort la Torah, loi écrite considérée comme donnée par Dieu à Moïse sous les espèces du Pentateuque; mais, en même temps, se constitue la Torah orale, et la doctrine selon laquelle les deux Torot sont d’origine divine marque le succès d’une restauration intérieure qui vient combler le vide créé par la rupture du vecteur institutionnel. Pourtant, le succès n’a été rendu possible que par le maintien des deux autres axes, symbolisés par le « petit reste» dont parle Ezéchiel. Et on sait que, tout au long de son histoire, le judaïsme de la Diaspora conservera précieusement le modèle de l’exil et des solutions qui furent alors inventées afin de permettre aux traditions juives de continuer d’exister.
Tout récemment, une autre diaspora, celle des Tibétains, permet d’observer comment une culture religieuse, horriblement persécutée et chassée de son monde, tente de se survivre en s’appuyant sur les supports qui lui restent. Ici, l’organisation sociopolitique est en partie préservée, même si elle ne repose que sur un seul homme et son très proche entourage. Le dalaï-lama entend en effet continuer à assumer sa double mission de chef temporel et de maître spirituel, selon le paradigme classique au Tibet depuis le xve siècle. Il a implanté en Inde du Nord, à Dharamsala, non seulement un gouvernement d’exil, mais des écoles lamaïques qui maintiennent vivants l’étude des textes, l’apprentissage des rites, l’exégèse des symboles si complexes du bouddhisme vajrâyana. Comme autrefois dans le Haut Pays, les moines occupent le sommet de l’édifice social et incarnent, par leur mémoire fabuleuse et leurs savoirs sacrés, la capacité de la communauté à assimiler les accidents de l’histoire. Les institutions religieuses ainsi que les fonctions de maîtrise se maintiennent donc actuellement, mais elles ne tiennent qu’à des hommes et sont encore majoritairement entre les mains d’une génération qui a connu la vie d’avant la normalisation chinoise. Elles gardent cependant une certaine solidité parce que le « petit reste » du peuple rassemblé autour de ses lamas, en ce lieu que les Indiens lui ont alloué, se resserre autour des habitudes de transmissions familiales, en conservant une forte conscience de son identité. La situation est très différente en Europe : en France, par exemple, qui a accueilli aisément les premiers lamas, les trois axes de la tradition se trouvent, non point entièrement rompus, mais profondément bouleversés par les nécessités de «l’acculturation ». Si on ne peut, sans exagération, parler d’institutionnalisation pour des petits groupes d’émigrés, on observe que, là où ont pu se fixer des communautés, même modestes, les structures d’enseignement et de transmission se sont reconstituées, avec un lama dirigeant, une bibliothèque et des moines assurant la brgyud, la permanence de la chaîne initiatique. Il n’y a pourtant pas, autour d’eux, de peuple tibétain: seuls les savants et les sages se sont expatriés, et le tissu des us et coutumes qui entrelace indissolublement le sacré et le profane manque pour que l’on puisse réellement parler encore de « tradition » religieuse. De plus, on assiste à un phénomène nouveau: celui de la rencontre entre deux inconscients collectifs, entre les modes de pensée des instructeurs tibétains et la Weltanschauung occidentale de leurs «disciples ». Confrontés à des problèmes inédits de traduction – non seulement des mots, mais des concepts -, d’interprétation et d’explication, peu d’experts possèdent le recul nécessaire par rapport à leur propre culture, et la connaissance minimale de la société occidentale qui pourraient leur épargner bien des malentendus. Quant aux Européens qui les suivent, leur recherche se caractérise d’abord par une certaine naïveté… Le relais sera donc difficile à passer, bien qu’il existe déjà des maîtres occidentaux ayant reçu les initiations et accompli la « grande retraite ». Ces hommes possèdent les compétences et l’exigence spirituelle, mais leur démarche est-elle tout à fait la même que celle de leurs prédécesseurs tibétains, alors que la perception et la formalisation de l’intériorité sont tellement différentes? Les chercheurs qui donnent une place importante à l’assise inconsciente de la vie spirituelle répondront négativement à une question qui traverse tous les phénomènes d’acculturation. La diaspora tibétaine nous offre ainsi l’exemple d’une rupture du troisième axe, et d’une conservation relative des deux autres, dont la longévité dépendra d’un équilibre entre l’homogénéité très grande de l’ancienne religion des Hauts Plateaux et son accueil de l’altérité à travers la double épreuve de la rupture de ses conditions de transmission et de son adoption par l’Occident.
Ces exemples permettent d’apprécier la diversité des moyens dont dispose une culture pour se conserver et rester vivante. Ils apportent des confirmations historiques à l’idée que l’étude d’une tradition est une tâche analytique complexe, impliquant aussi la conscience et l’inconscient collectifs de ses observateurs. […] »
Les spiritualités au carrefour du monde moderne
Traditions, transitions, transmissions
Colloque tenu à la Sorbonne
pp. 129-171