Réflexions autour du thème de Dhârana, ou Bienfaits, leurres et dérives de la concentration
Publié le 25 septembre 2003
Les Tantra mettent constamment en garde contre les aspects réducteurs de la méditation : sans lâcher-prise véritable, celle-là apparaît en effet comme stérile. La voie tantrique, volontariste, si elle emploie des procédés semblables à ceux du yoga classique, donne donc à dhârana un sens à la fois plus large et plus unitaire.
« Réfléchir et discourir sur dhâranâ s’apparente à une contre-vérité. Le titre même est donc paradoxal et quelque peu suspect. Car la suggestion de restreindre la réflexion et le discours, inscrite dans la racine du terme sanskrit, implique bel et bien l’arrêt de la pensée, la trêve de la mémoire et le vide mental.
Puisque la quête du yogin s’assortit de l’exigence d’éliminer tous les conditionnements, celui–ci devra aussi faire sienne la certitude que le raisonnement et la pensée discursive ne le délivreront jamais des griffes du devenir et de l’ignorance:
« Ce n’est point en dissertant à leur sujet que l’on détruit le conditionnement ou que l’on efface la dualité. On ne disperse pas les ténèbres en prononçant le mot lanterne ».
Ainsi s’impose la nécessité d’une pratique concrète, Individuelle et méthodique qui prétendra réduire la logorrhée du mental jusqu’à son extinction: simple mais obligatoire formalité, semble-t-il, pour accéder au coeur du Réel.
Mais, bien qu’elle demeure un des éléments indispensables de la démarche yoguique, cette concentration, que je préférerais appeler « centration » si le mot existait ou « fixation au centre », cette concentration a ses revers, à plus forte raison quand elle est réussie. D’abord celui de nous maintenir dans le sentiment de notre importance, puis, dernier bastion de nos sécurités, celui d’orienter dangereusement le mental vers l’unique ambition de la réalisation dite spirituelle et de s’y cramponner avec acharnement, Cette ultime convoitise d’une quelconque et hypothétique délivrance est, plus encore que les petits caprices, soutenue par la volonté, l’effort et l’espoir: trois obstacles définitifs, élevés au rang des vertus majeures et qui se résument en un seul, le désir. Nous devons en convenir, sous peine d’être abusés. Mais en débusquant de telle sorte nos penchants les plus secrets et en nous déniaisant jusqu’au tréfonds, serions-nous alors confrontés à l’absurdité d’un cercle vicieux où les contradictions jamais ne s’harmonisent?
Car supprimer le désir semble impraticable et équivaut à nier la vie même…
Et si nous retirions du désir le sens de l’appropriation pour n’en conserver que l’ardeur? C’est-à-dire l’élément mécanique impersonnel, l’élan propulseur.
Le yoga, et particulièrement celui que l’on qualifie de tantrique, invite à ce jeu d’équilibre sur le fil du rasoir des contradictions, à l’image de l’univers qui est une impeccable harmonie d’antagonismes.
Dhâranâ maintenue sans effort, mais implacablement, nous placera en suspension dans l’oeil du cyclone, au centre de nous-mêmes. Cependant, il s’avère essentiel d’y être maintenu et non de nous y maintenir. Il faut que « quelque chose » nous tienne, que cela cesse d’être un exercice ou un mouvement de la volonté-propre dirigé vers un but, fût-il sublime. Sinon rien ne fonctionne vraiment dans l’ordre du monde (dharma) et, au lieu de flotter à l’aise et de vivre l’instant, nous sommes à nouveau et toujours le jouet de l’alternative, submergés par les remous des contingences et la tourmente des passions, elles-mêmes exacerbées par les discours incessants que l’on tient à leur propos.
Il est vrai aussi que l’expression verbale peut ne pas être seulement un concert de bruits ou un tourbillon de concepts et, en certaines circonstances, ne pas faire appel à la spéculation, mais devenir un instrument de connaissance si l’on prend soin de la laisser couler de sa source anonyme, c’est-à-dire du son primordial, et sans rompre la vibration naturelle des mots. En revanche, lorsque la parole ou l’écrit ne servent qu’à défendre des points de vue, maintenir des dilemmes et soutenir des opinions personnelles, autrement dit à entretenir les opérations mentales que les Indiens appellent vikalpa, ils font obstacle à la concentration en s’égaillant à l’infini.
En bref, il me plairait que ce chapitre fût un acte de non-faire et qu’ainsi le lecteur en perdît le goût de la polémique et le besoin de questionner.
Il serait incongru d’aborder dhâranâ d’une manière isolée, sans faire état de sa finalité et des deux autres étapes, dhyâna -la méditation- et samâdhi -l’enstase- qui constituent avec elle un processus unique nommé samyama, la convergence; insuffisant aussi de ne pas évoquer les phases préalables, en particulier pratyâhara que l’on a souvent interprété à tort comme un « retrait » ou une banale « inhibition des sens ».
Seul leur niveau d’intériorité distinguera chacun de ces trois ou quatre moments. Car il s’agit d’un développement linéaire vers une prise de conscience globale de « ce qui est ». Tout découpage reste donc arbitraire et l’analyse de ces séquences présente seulement l’intérêt d’une propédeutique d’éclaircissement à caractère intellectuel, mais que, néanmoins, nous sommes en droit d’accepter à titre d’aide supplémentaire au bon choix des pratiques et à la tenue de l’attention.
Toutefois, la façon d’aborder la pratique de la concentration dépend des prédispositions et du tempérament de chacun et beaucoup de la vision du monde que l’on ressent comme la plus satisfaisante et la plus exhaustive.
Sans s’opposer radicalement, deux grands courants, déterminant deux approches différentes, vont s’offrir à notre choix ou plutôt s’imposer à nous par contrainte logique:
1) Le courant classique, défini dans le yoga de Patanjali ou râja-yoga, qui, à tort ou à raison, s’est associé au fameux hatha yoga tant prisé en Occident, plus célèbre que connu, et allègrement adapte et édulcoré; c’est une voie volontariste dont le parcours et le dénouement s’accompagnent d’une radicale dépréciation du monde, quelle que soit la référence de son assise métaphysique, sâmkhya dualiste ou vêdanta non dualiste.
2) Le courant tantrique, particulièrement celui du Nord et du shivaïsme cachemirien, moins fréquenté peut-être parce qu’il est un itinéraire de haute altitude, moins prisé aussi à cause de ses techniques parfois paroxystiques, ambiguës et souvent anti-ascétiques ou, dans certains cas, simplement par son refus de toute pratique et son irrévérence envers les religions. Son approche comme sa finalité privilégient l’immanence et transgressent dualité et non dualité en incluant le monde. C’est l’école de la parfaite disponibilité, comportant également un palier individualiste (ânavopâya), mais débouchant sur les voies de l’abandon à l’Energie (shâktopâya) et du pur élan spontané (shâmbavopâya) pour aboutir à la non voie (anûpâya), impraticable par soi-même, et qui est l’instantanéité, la prise de conscience immédiate qu’il ne surgit jamais rien de nouveau dans « l’état naturel » propre au sahaja. Dans ce cas, il n’y a donc pas d’expérience, pas de vouloir, pas de concentration, pas d’attention ni d’intention. Tout est digéré dans l’évidence de l’Inné et réduit à la simple re-connaissance de n’avoir jamais cessé d’y être.
Le premier courant insiste sur la suppression des facteurs de trouble, le second sur la conquête de l’efficience de toutes les facultés humaines que la dépendance à l’ego oblitère momentanément.
CONVERGENCES ET DIVERGENCES DES VOIES, RÉALITÉS ET ILLUSIONS
Dans sa classification rigoureuse, le yoga aux huit degrés, ou astanga yoga, place dhâranâ en sixième position, après les échelons du stade dit « extérieur » que sont les refrènements ou exercice des vertus, les disciplines ou établissement dans l’esprit d’ascèse, les postures, le contrôle de l’énergie du souffle et le « retrait » des sens. Pour lui, aucune possibilité de véritable ouverture de la conscience ou d’émancipation ne semble concevable sans le recours préalable ou simultané aux sept degrés inférieurs. Cela signifie que le souci d’échapper aux attachements mondains nous condamne presque obligatoirement à un transfert des conditionnements. Nous risquons même d’aggraver notre situation d’asservissement en détournant cette fois nos calculs vers des fins spirituelles.
Trop souvent, les deux premiers degrés (yama et niyama) correspondent au conformisme de l’orthodoxie brahmanique, puritaine et ennuyeuse. Ils deviennent vite un code de morale rébarbatif et une pointilleuse comptabilité des actes purs ou impurs. Deux fâcheuses tendances fondées sur l’harassante dialectique des mérites et démérites dont le dessein est d’infléchir le karman individuel.
Le hatha yoga n’en fait, en général, pas grand cas et les remplace volontiers par des actes purificatoires ou des triturations compliquées en vue d’affermir le corps et de maîtriser les facultés motrices.
Considéré sous l’angle de la morale comme chez Patanjali, le respect scrupuleux des refrènements et des disciplines apporte des mérites. Pour le yoga tantrique, cet objectif est dérisoire. Son optique l’oriente uniquement vers le contrôle et la conservation de l’énergie, qui procurent du pouvoir et non des vertus.
Les échelons suivants, jusqu’à la stase finale, possèdent dans le yoga de Patanjali un caractère très restrictif. Dans le courant tantrique, il est beaucoup moins accusé, sinon inexistant.
[…]”
Revue Française de Yoga, n°9, « Dhârana », janvier 1994, pp. 47-66.