Santé et salut dans les Evangiles
Publié le 23 septembre 2003
Loin d’être un objet de méfiances et de privations, le corps de l’homme a une place honorable dans la tradition chrétienne. Il est même le symbole de l’âme. Aussi la guérison physique des infirmes ou malades qui viennent à Jésus est-elle la manifestation extérieure d’une conversion intérieure. Conversion sans laquelle il est vain de vouloir recouvrer la santé.
« Que n’a t -on pas dit du « refus chrétien du corps » depuis vingt-cinq ans? Du mépris que le christianisme a développé et entretenu pour la « tunique de peau » que nos premiers parents ont revêtue avec la chute et l’exil du paradis terrestre? De l’être charnel, il semble que l’Eglise fasse plutôt l’objet d’une ascèse mortifiante que le sujet d’une transfiguration glorieuse… Oui, mais de quelle Eglise parle-t-on? De quel christianisme? De quelle époque? J’ai bien peur que l’on se réfère surtout à une religiosité de caste, celle de la société bourgeoise occidentale du XlX° siècle, marquée par l’idéologie du travail et de la rentabilité, de la morale aseptisée et des rites obligatoires. Or, si cette mutation du christianisme aboutit à une forme d’humanisme contre laquelle la plupart des modernes se révoltent, les jugements de valeur hâtifs autant que le manque de culture historique feraient volontiers imaginer que l’étroite échancrure du second Empire suffirait à offrir un point de vue sur l’ensemble d’une spiritualité pluri-millénaire. Naturellement, rien n’est plus inexact, ni plus éloigné de l’honnêteté intellectuelle. Un retour aux sources s’impose, d’autant plus que les sources sont d’accès aisé: il suffit de prendre les quatre Evangiles et de se laisser conduire dans le sens du texte sacré, même si l’on ne possède aucune formation philosophique, exégétique ou théologique.
On s’apercevra aussitôt que la préoccupation d’un salut constitue le noyau rayonnant de divers épisodes qui ont été retenus par la tradition pour constituer des modèles de l’expérience religieuse. Mais ce salut ne prend pas l’aspect d’une lointaine espérance, éthérée, ne concernant au mieux que la vie subtile de l’humain, et exigeant la renonciation à toute une part de lui-même, Il est d’abord envisagé comme une guérison de l’individu en son « entièreté », une découverte à la fois de son intégrité et de son intégralité physiques, psychiques, morales, mentales, spirituelles […].
Ainsi, dans le premier christianisme, centré autour de la personne divine du Christ, comme d’ailleurs dans les formes ultérieures de l’institution ecclésiale, toute guérison est un don que Dieu fait, libre et gratuit, à travers le canal d’un être choisi, mais qui suppose la conversion du coeur de l’individu souffrant.
La question de la maladie, de ses causes et de ses remèdes ne saurait donc se limiter à une analyse purement extérieure, symptomatologique, des divers désordres et des moyens plus ou moins « miraculeux » mis en oeuvre pour les faire disparaître. Ce qui fait l’originalité de Jésus thérapeute, c’est le lien très fort, constamment rappelé, entre la santé et le salut. Il possède des pouvoirs thaumaturgiques, parce qu’il est Fils de Dieu, et non l’inverse. On connaît en effet d’autres messies ou maîtres qui, parce qu’ils ont des pouvoirs grandissants, pensent être fils ou élus d’une divinité: dans le même monde et à la même époque que Jésus, on trouve, par exemple, Simon le Magicien. Dans la biographie du Christ, au contraire, la primauté ontologique de sa dimension médiatrice, de sa double nature divine et humaine, surplombe ses fonctions de guérisseur: c’est parce qu’il est le Sauveur « venu sauver tous les hommes » qu’il « fait des miracles ». Ainsi la préoccupation de chacun en ce qui concerne sa propre santé se trouve-t-elle transportée sur un autre plan, immergée dans une considération beaucoup plus vaste, universelle, le « plan de salut » conçu par Dieu en contrepoint de la chute d’Adam et Eve.
C’est donc peu de dire que les Evangiles témoignent d’une vision globale au « holistique » de la thérapie. Non seulement cette vision ne peut que s’avérer totalisante et unificatrice, mais elle renvoie à quelque chose qui la dépasse et lui donne son sens : la restauration de l’humanité dans sa royauté première, dans son état paradisiaque, et ce à travers chaque être souffrant. Le Christ, nouvel Adam, révèle dans l’impotent ou le possédé sa dignité adamique originelle. […]
Une idée reçue veut que le christianisme ignore, ou pire, méprise, les fonctions digestives et sexuelles du corps humain, et s’intéresse essentiellement à ses « parties nobles ». Voici pourtant l’histoire de la femme gravement atteinte d’hémorroïdes, et qui se trouve soulagée de bien étrange manière:
« Or, une femme atteinte d’un flux de sang depuis douze années, qui avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout son avoir sans aucun profit, mais allait plutôt de mal en pis, avait entendu parler de Jésus: venant par derrière dans la foule, elle toucha son manteau. Car elle se disait « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée ». Aussitôt la source d’où elle perdait le sang fut tarie, et elle sentit dans son corps qu’elle était guérie de son infirmité. Aussitôt Jésus eut conscience de la force qui était sortie de lui, et s’étant retourné dans la foule, il demandait: « Qui a touché mes vêtements ? ». Ses disciples lui disaient: « Tu vois la foule qui se presse de tous côtés, et tu demandes « Qui m’a touché « ? Et il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, toute craintive et tremblante, sachant bien ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. « Ma fille, lui dit-il, ta foi t’a sauvée, va en paix et sois guérie de ton infirmité ».
Outre le fait que pour le Christ, apparemment, il n’existe pas de maladie honteuse, il faut souligner l’extraordinaire précision avec laquelle le miracle est vécu comme un transfert d’énergie du Sauveur au sauvé, transfert s’accomplissant sans l’assentiment volontaire de Jésus. On a la sensation que la force de la foi, chez cette femme, a cristallisé et polarisé vers son mal une puissance d’amour et de guérison toujours latente, qui n’attend que l’ouverture des coeurs pour développer ses effets. Les mots « ta foi t’a sauvée » ne servent qu’à souligner encore cette priorité de la reconnaissance du divin sur l’espoir d’en recevoir les bienfaits.
[…]
Le miracle, loin d’être gratuit, sert avant tout à frapper les esprits pour les ouvrir à un enseignement nouveau. L’attitude de Jésus, qui recommande le secret, au moins avant sa résurrection, ne doit cependant pas laisser supposer qu’il propose un ésotérisme, Au contraire, le sens des paraboles ou la manifestation des pouvoirs est totalement ouvert, « comprenne qui veut ». Mais il exige, pour se laisser voir, une transformation de la vision, pour se laisser entendre, une transformation de l’écoute… et finalement, cette conversion globale de l’être que les Evangiles appellent la foi, et qui n’est pas d’abord l’adoption d’une autre conduite morale, mais un retournement de la perspective humaine impliquée par le « viens et suis-moi » du Christ à Matthieu. […]”
Revue française de Yoga, n°3, « dela dsanté au salut », janvier 1991, pp. 81-90.