Soi et non-Soi
Publié le 26 septembre 2003
La définition du Soi, ou du non-Soi, diffère selon les courants doctrinaux. Pour mieux la cerner, il convient donc d’abord de préciser les notions de brahman et âtman. On réalise alors que le Soi et ces notions se recoupent, mais sans exclusivité : le Soi peut-être sous-jacent à l’âtman, mais il ne l’est pas nécessairement. Et inversement.
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QUELQUES QUESTIONS RELATIVES AU SOI
Et d’abord le Brahman
De la racine brih qui signifie « s’étendre » dérivent trois mots qu’il ne faut pas confondre:
– brâhman que l’on écrit au nominatif neutre, qui signifie « expansion, puissance verbale » et qui désigne l’hymne, la prière rituelle ou encore la formule magique.
– brahmân que l’on écrit au nominatif masculin brahmâ pour ne pas le confondre avec le précédent, et qui désigne un prêtre surveillant et non officiant (latin flamen), et aussi le dieu créateur Brahmâ, le « maître des êtres engendrés » (prajâpati).
– brâhmana qui désigne les brahmanes, et aussi les commentaires en prose des Véda composés en Inde du Nord entre le X’ et le VII’ siècle avant notre ère.
Au cours des siècles, le terme brahman s’est chargé de plus en plus de sens à travers les Brâhmana et les Aranyaka (traités forestiers). Dans les Upanishad, où son sens est pleinement épanoui, il signifie la puissance et la cause efficiente de tout ce qui existe; il est alors le fondement de tout l’univers.
L’Atman et le Brahman
Parallèlement à ce concept objectif et macrocosmique, les Upanishad développent un concept subjectif et microcosmique, celui de l’aimant, que l’on traduit généralement par « soi », et qui est le principe éternel et impérissable qui fonde tout individu. Toute distinction entre le brahman et l’âtman n’est que d’ordre pratique, car dans la réalité, toute distinction disparaît, le « soi » perdant sa particularité dans l’universalité du brahman. Les Upanishad proclament cet enseignement à travers plusieurs « grandes sentences » (mahâvâkya) telles que:
« Je suis le brahman » (aham brahmâsmi de la Brihadâranyaka Up. 1,4,10).
« Tu es cela (le brahman) » (tat tvam asi de la Chândogya Up., 6, 8, 7).
Le cheminement spirituel propre à l’Inde se fonde sur ces deux concepts, et la libération finale (mukti) est atteinte lorsque l’âtman réalise la Vérité par la connaissance de sa nature de brahman, état sans limitations spatiales, temporelles ou psychologiques.
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Quelques confusions à éviter
Dans la pratique, il est parfois difficile de savoir ce que recouvre exactement le mot âtman, qui est simplement en sanskrit un pronom réfléchi, comme « se » en latin et en français. Si le Vedânta et plus tard Shankarâcârya identifient l’âtman au Brahman -ce qui incite à écrire « Soi » avec une majuscule-, dans beaucoup de textes, âtman est un simple pronom réfléchi, et s’il est substantivé, il désigne ce qu’on pourrait appeler le « moi », et plus souvent le « soi » avec une minuscule, c’est-à-dire l’âme ou la personne. Les traducteurs se trouvent souvent embarrassés, et même des swâmis très érudits hésitent lorsqu’ils traduisent les textes sanskrits en anglais; il est vrai que le mot « self » est très commode, mais pas plus clair que ce qu’il est censé traduire. […]
Il est vrai que dans bien des cas, c’est seulement le contexte qui permet de saisir le sens du mot âtman, c’est pourquoi nous pensons comme Mgr Lamotte qu’il est préférable de garder le mot sanskrit et de faire confiance au lecteur. Et s’il faut préciser dans une traduction, nous proposons l’artifice suivant:
– Réserver « Soi » (avec S majuscule) au Suprême Soi, le Paramâtman.
– Écrire « soi » (avec s minuscule) pour désigner ce que nous appelons couramment l’âme ou le principe vital, c’est à dire le jîvâtman.
– Enfin, si l’on veut préciser qu’il s’agit du « moi-je » ou de la simple individualité, il faut éviter « Soi » ou « soi », et utiliser au besoin le mot ahamkâra, l’ego ou « l’ego-faction ».
Le Soi selon René Guénon
Le chapitre Il de « L’Homme et son devenir selon le Vêdânta » est intitulé « Distinction fondamentale du Soi et du moi ». René Guénon définit ainsi le Soi:
« Le « Soi » est le principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par exemple, n’est qu’une manifestation transitoire et contingente, modification qui ne saurait d’ailleurs aucunement affecter le principe, ainsi que nous l’expliquerons plus amplement par la suite. Le « Soi », en tant que tel, n’est jamais individualisé et ne peut pas l’être, car, devant être toujours envisagé sous l’aspect de l’éternité et de l’immutabilité qui sont les attributs nécessaires de l’Être pur, il n’est évidemment susceptible d’aucune particularisation, qui le ferait être « autre que soi-même ».
« Immuable en sa nature propre, il développe seulement les possibilités indéfinies qu’il comporte en soi-même, par le passage relatif de la puissance à l’acte à travers une indéfinité de degrés, et cela sans que sa permanence en soit affectée, précisément parce que ce passage n’est que relatif, et parce que ce développement n’en est un, à vrai dire, qu’autant qu’on l’envisage du côté de la manifestation, en dehors de laquelle il ne peut être question de succession quelconque, mais d’une parfaite simultanéité, de sorte que cela même qui est virtuel sous un certain rapport ne s’en trouve pas moins réalisé dans « l’éternel présent ».
« A l’égard de la manifestation, on peut dire que le « Soi » développe ses possibilités dans toutes les modalités de réalisation, en multitude indéfinie, qui sont pour l’être intégral autant d’états différents, états dont un seul, soumis à des conditions d’existence très spéciales qui le définissent, constitue la portion ou plutôt la détermination particulière de cet être qui est l’individualité humaine. »
« Le « Soi » est ainsi le principe par lequel existent, chacun dans son domaine propre, tous les états de l’être et ceci doit s’entendre, non seulement des états manifestés dont nous venons de parler, individuels comme l’état humain, ou supra-individuels, mais aussi, bien que le mot « exister » devienne alors impropre, de l’état non-manifesté, comprenant toutes les possibilités qui ne sont susceptibles d’aucune manifestation, en même temps que les possibilités de manifestation elles-mêmes en mode principiel; mais ce « Soi » lui-même n’est que par soi, n’ayant et ne pouvant avoir, dans l’unité totale et indivisible de sa nature intime, aucun principe qui lui soit extérieur ».
LE NON-SOI DES BOUDDHISTES
De quel « soi » s’agit-il ?
L’absence de « soi » est un des points fondamentaux de la doc-trine du Bouddhisme: c’est la thèse du « non-âtman » (nairâtmya en sanskrit, anattâ en pâli) qui s’oppose à toutes les doctrines hindoues.
La doctrine du « non-Soi » est embarrassante, car on ne sait pas à première vue si ce qui est nié est simplement la personnalité empirique, c’est-à-dire l’individualité, le « moi-je », ou la personnalité au sens occidental du mot, le « soi » ou jîvâtma, ou encore le Paramâtman, le « Soi suprême » ou « Soi » selon nos conventions d’écriture. Il faut d’ailleurs s’empresser d’ajouter que le problème de la « personne » n’est pas clair non plus en Occident, en dépit de quinze siècles de réflexions théologiques et philosophiques sur ce point.
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La transmigration présentée par Ananda K. Coomaraswamy
« L’individualité empirique de tel ou tel étant un simple processus, ce n’est pas « ma » conscience ou mon individualité qui peut franchir la mort et renaître. Il est impropre de demander « De qui est-ce la conscience? » ; on pourrait demander seulement
« Comment cette conscience surgit-elle? » Et voici l’antique réponse « Ce corps n’est pas le mien, mais le résultat des oeuvres passées ». Il n’y a pas d' »essence » passant d’un habitacle à un autre; comme une flamme s’allume d’une autre flamme, ainsi se transmet la vie, mais non une vie, ni ma vie.
« Les êtres sont les héritiers des actes mais l’on ne saurait dire avec exactitude que « je » recueille la rétribution de ce que « je » fis dans un habitacle précédent. Il y a une continuité causale, mais il n’y a pas une conscience (vijnâna) ou une essence (sauva) faisant l’expérience actuelle des fruits de ses bonnes ou mauvaises actions passées, et devant en outre revenir et se réincarner (sandhâvati samsarati) sans altérité (ananyam) pour éprouver dans le futur les conséquences de ce qui a lieu maintenant. La conscience, en vérité, n’est jamais la même d’un jour à l’autre. Comment pourrait-elle survivre et passer d’une vie à une autre ?
« C’est ainsi que le Vedânta et le Bouddhisme s’accordent entièrement pour affirmer que, s’il y a bien transmigration, il n’y a pas d’individu qui transmigre. Tout ce que nous voyons est l’opération des causes; tant pis pour nous si, dans ce noeud fatalement déterminé, nous voyons notre « Soi ». On trouve la même chose dans le Christianisme, où la question « Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle? » reçoit cette remarquable réponse « Ni lui ni ses parents n’ont péché ; mais c’est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui » (Jean, IX, 2). En d’autres termes, la cécité est survenue du fait des causes médiates dont Dieu est la Cause Première, et sans lesquelles le monde eût été privé de la perfection de la causalité « .
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Revue Française de Yoga, n°27, « Passeurs entre Inde et Europe », janvier 2003, pp. 139-158.