Sushumnâ, un centre vertical
Publié le 07 février 2004
La sushumnâ est le principe actif central du corps subtil. « Imaginale », elle n’en est pas moins souffle de vie véritable : axe vertical, elle redresse l’homme sur terre. Mais aussi, elle l’élève au ciel. Ce symbolisme du centre et de l’ascension, présent dans l’hindouisme, se retrouve aussi dans le bouddhisme.
La Sushumnâ est un des éléments importants de la structure intérieure imaginale du corps du yogin (tantrique ou pratiquant du hathayoga), car elle en forme l’axe vertical ou central. On la nomme en effet parfois Brahmanâdî ou Madhyanâdî, conduit ou vaisseau de Brahma (ou du Brahman), ou conduit/vaisseau central, ce qui souligne son caractère axial en même temps que l’importance de son rôle dans les pratiques menant à la libération.
Le « corps subtil » ou imaginal
La structure « corporelle » où la Sushumnâ a sa place et que le yogin doit se représenter comme présente dans son corps de chair, est souvent nommée corps subtil puisqu’elle est propre au corps sans avoir pourtant de réalité anatomique ou physiologique. Mais cette appellation commode présente l’inconvénient de ne pas exister dans les traditions indiennes, où le terme sanskrit sukshmasharira, qui signifie effectivement corps subtil, désigne un ensemble de facteurs « subtils », non matériels, ni de nature corporelle et qui forment l’élément transmigrant qui survit à la mort de l’être humain, élément auquel ne correspond aucune représentation visuelle comme c’est le cas de la structure imaginale dont nous nous occupons ici. Celle-ci, dans les textes sanskrits, n’est pas désignée par un terme particulier. Elle parait conçue comme un aspect « subtil » parce que non matériel du corps physique, présent en des points déterminés de celui-ci (et d’ailleurs parfois identifié à certains organes). De fait, si cette structure et son fonctionnement relèvent largement de l’imagination, s’il s’agit là avant tout d’une forme de l’image du corps, il n’en reste pas moins que certains éléments de cette structure et surtout certains aspects de son fonctionnement, notamment les mouvements du prana, censés s’y produire, sont vécus, ressentis, physiquement perçus même, par le yogin. S’il y a là imagination, il y a aussi une expérience vécue de forces, d’influx, dont l’imagination créatrice d’images favorise la perception mais qui ne relève pas que d’elle. Interviennent là, en effet, aussi bien des sensations et tensions corporelles que des états de conscience particuliers, comme le notait Mircea Eliade, qui parlait à ce propos d’ « expériences psychosomatiques.., en relation avec la vie profonde de l’être humain » (Le Yoga, p. 237). C’est d’ailleurs bien ce que nous allons voir à propos de la Sushumnâ.
Peut-être faut-il préciser, enfin, que Patanjali ne mentionne aucun des éléments constitutifs de ce corps imaginal ni rien qui puisse laisser supposer qu’il en avait quelque idée. La notion serait donc postérieure aux Yogasûtra. Vedavyasa, personnage fabuleux, non datable, auquel on attribue le premier commentaire de ces Sûtra – parle (ad YS. 1,36) du « lotus du coeur » (hridayapundarika) en indiquant que la pensée du yogin doit s’y fixer afin de se stabiliser. Mais il ne donne aucune autre précision. C’est, semble-t-il, Vachaspatimishra (au IXè siècle) qui le premier, glosant le commentaire de Vedavyasa, précise ce qu’est ce lotus en indiquant notamment qu’il est traversé par la Sushumnâ, ou brahmanâdi. Selon lui, celle-ci s’élève au-dessus du coeur en traversant les mandala situés plus haut. Elle est le lieu où se tient l’esprit (citta), dont le yogin acquiert la connaissance en se fixant sur elle -qui est lumineuse et paisible. […]
La Sushumna apparaît à bien des égards comme la principale nâdî de ce qu’on a l’habitude de nommer (à tort, comme je viens de le dire) le « corps subtil ». Elle est généralement décrite comme allant de la base du tronc au sommet de la tête. Les auteurs modernes la font partir du cakra de base (le mûlâdhâra) et monter à l’intérieur de la colonne vertébrale. Les ouvrages moins récents la font partir du « bulbe » (kanda), centre considéré comme étant le point d’où partent toutes les nâdî (au nombre traditionnel de 72000) le long desquelles le prâna circule dans tout le corps. […]
Un symbolisme ascensionnel
Dans la mesure où elle s’étend de la base du tronc à la tête, à l’intérieur ou parallèlement à la colonne vertébrale, la Sushumnâ participe tout naturellement d’un symbolisme ver-tical ou ascensionnel, celui d’un mouvement vers le haut, transcendant les limites de l’être humain. Les textes nomment souvent la colonne vertébrale meru, du nom de la montagne mythique, lieu central et vertical, axe du monde, autour de laquelle tournent les constellations et où habitent les dieux: ils soulignent par là l’homologie entre le cosmos et l’homme, conçu comme un microcosme reflet du macrocosme.Ce symbolisme vertical, d’un mouvement ascendant menant l’être humain vers le plan de la divinité, mouvement qui est en même temps celui d’une force divine présente en l’homme tout en tendant vers son dépassement, est caractéristique de la Sushumnâ. […]
Un symbolisme du centre
Axe vertical, la Sushumnâ est aussi un axe médian. Elle est à bien des égards au centre de l’être. Il y a là un autre aspect de son symbolisme (et de son « fonctionnement ») que soulignent nombre de textes tantriques, qui la conçoivent avant tout comme un lieu central, médian, identifié souvent au coeur. Elle est évidemment centrale par sa position médiane entre Idâ et Pingalâ. Mais c’est quelque chose de plus central encore qu’implique son identification au coeur en tant que celui-ci est au centre (au « coeur ») de l’être. Ces deux symbolismes ne s’excluent pas ils se complètent. En effet, si en tant qu’axe montant, la Sushumnâ relie verticalement l’homme à la divinité (tout en étant elle-même divine), en tant que centre, elle est le lieu où l’être humain peut avoir l’expérience de la divinité « sensible au coeur ». En outre, comme le divin englobe l’être humain en le dépassant, on a, dans les pratiques où la Sushumnâ joue un rôle, un mouvement vers le centre qui est en même temps une élévation. « Toute valorisation n’est-elle pas verticalisation? », se demandait Gaston Bachelard. De fait, en citant encore quelques textes, nous allons voir ces deux symbolismes se conjoindre en se renforçant mutuellement. […]
Revue Française de Yoga, n°12, « L’étirement postural », 1995, pp. 169-178.