Un auteur et son oeuvre : Arthur Avalon (1865-1936)
Publié le 19 septembre 2003
Avec une persévérance sans faille, Arthur Avalon, spécialiste des études sanskrites, s’efforce de mieux faire connaître et comprendre le Tantrisme, qui selon lui est une école aux richesses ignorées à tort. Il en apprécie en effet l’approche globale et unitaire de la Réalité, qui permet d’appréhender l’infinie cohérence des plus petites formes d’existence.
« Quiconque se plonge dans le monde de la pensée tantrique, et pousse plus avant dans la découverte des Tantras, […] rencontre très vite la présence de Sir John Woodroffe, qui signe la plupart de ses ouvrages du nom de plume d’Arthur Avalon.
[…]
Quand l’avocat J. G. Woodroffe touche la Terre Indienne en 1890, on est plus proche des libations de sang anglo-indiennes de 1857 que de l’Indépendance Politique.
Alain Daniélou note que les conséquences de la révolte des Indiens creusèrent un fossé entre les deux communautés. L’appareil administratif se durcit. La vie quotidienne vit les anglais britanniser davantage leurs moeurs et leur cadre de vie. Les rapports avec les autochtones devinrent ceux de supérieurs à subalternes. Et il précise: « La période du gouvernement direct de l’Inde par la Couronne Britannique peut se diviser en deux parties: celle de l’impérialisme, de 1858 à 1905, et celle des réformes de 1905 à 1937. L’administration de l’Inde était sous le contrôle de secrétaires d’État à Londres, et la politique suivie, en particulier les Affaires Étrangères, était guidée par les intérêts européens. »
J. G. Woodroffe a donc vécu les deux époques découpées par l’historien. Aussi a-t-il été le témoin d’une phase importante de l’évolution politique de l’Inde.
Sa qualité de magistrat, d’homme de justice, a dû, à coup sûr, le placer très près du coeur du processus. J’imagine fort bien -que l’on comprenne ce raccourci – n’importe quel autre haut -fonctionnaire anglais, fidèle sujet de Sa Majesté Britannique jusqu’au fond de sa bonne conscience, parfaitement équilibré entre son travail d’administrateur (sphère politique) et sa vie privée, sa vie de club, son sport ou ses parties de chasse (sphère civile). Pour Woodroffe, c’est moins classique et moins attendu. Magistrat, son domaine, c’est le droit et la justice, et dans son cas, une tribune de premier plan pour apprécier les paradoxes indéfendables d’une tutelle étrangère. Homme privé, et nous l’avons vu, c’est un « Sanskrit Scholar » qui va s’attacher à copieusement démystifier un domaine qui laisse derrière lui une certaine odeur de soufre: le Tantra. Fallait-il du courage? Seul, Avalon pourrait peut-être nous dire s’il a dû caboter serré le long des institutions officielles. En tout cas, l’indéfectible ardeur avec laquelle il s’est livré à des travaux scientifiques, la passion et l’amour qu’il a dispensés infatigablement pour anéantir des préjugés, rectifier des jugements péjoratifs – nous en donnerons quelques traits – pour « blanchir » en somme la pensée et le rituel tantriques, et aller au-delà, tout ce labeur transparent, est-ce une extrapolation audacieuse que d’y voir une sorte de « résistance » indirecte? Est-ce excessif de discerner là son sentiment sur l’implantation anglaise en Inde? Comme si, dans une interview imaginaire où on lui eût demandé: « Comment avez-vous vécu, dans votre for intérieur, l’hégémonie de fait de la Couronne sur le continent Indien? », il eût répliqué: « J’ai étudié la métaphysique et le rituel des Tantras. »
L’OEUVRE
« Pour un homme, le grand maître de nudité est la femme. Il n’est pas de connaissance complète pour un homme sans la connaissance de la femme, connaissance érotique, car Eros mène à la Magna Mater, et c’est quand il connaît la Magna Mater qu’un homme naît à la réalité. »
Qui dit cela? Kenneth White, un poète écossais. D’un pays de landes, d’oiseaux et de mer. D’un archipel où erra le roi Arthur pour achever ses jours dans l’île d’Avalon…
J’invoque un poète pour assister un chevalier de la connaissance, mais tous deux, le premier en caressant la matière, le second en ressuscitant les Tantras, hument la transcendance à l’orée du visible.
Dans le déploiement ininterrompu des formes, Niagaras de spectacles perpétuellement neufs, l’homme blessé par sa conscience peut y goûter le vin amer du transitoire et de l’évanescent; l’homme dilaté par la vie sait y plonger libre, vaste et ouvert comme un miroir cosmique. Et il sait parcourir le monde et s’y guérir de l’illusion douloureuse des apparences.
« C’est la jouissance qui est la substance du monde . »
« Le monde est l’étincelle du plaisir . »
Telle est l’orientation de la pensée tantrique. Tel est, plutôt, l’esprit profond des Tantras.
La carrière de Sir John Woodroffe s’est faite dans le Droit. Je suis incapable de mesurer l’influence, sur sa vie de juriste, de son chemin spirituel et de ses travaux scientifiques sur les Tantras. Elle ne peut pas ne pas avoir existé.
En tout cas, son effort d’écrivain et de traducteur a naturellement mordu sur deux domaines : le premier, c’est celui de la connaissance, du savoir, du matériau précieux répandu (ou divulgué) dans le monde des conceptions et des pratiques religieuses. Le second, c’est celui de l’expérience, du vécu personnel d’Avalon qui subirait plus qu’une transformation intime et phénoménale de sa vision du monde: il ferait surgir de ses abysses sa vraie nature (Svarûpa, comme on le dit en Sanskrit).
Avant d’esquisser une approche de son oeuvre, écoutons ceux qui ont reconnu en lui un précurseur.
[…]
Jean Herbert : « A l’exception d’Arthur Avalon (Sir John Woodroffe), les études, traductions et commentaires publiés récemment en Occident relèvent de la plus entière fantaisie… Jusqu’ici, il semble bien n’y avoir eu qu’un seul occidental, Sir John Woodroffe (Arthur Avalon) qui ait reçu une véritable initiation tantrique et qui ait été autorisée par des maîtres compétents à publier des textes et des commentaires. Ses ouvrages, heureusement abondants, autant que consciencieux et méthodiques dans l’exposé d’un sujet extraordinairement difficile et délicat, sont donc les seules sources authentiques où l’on puisse actuellement puiser ».
H. Kucharski: « Homme d’habitudes studieuses et nullement mondaines, il consacra les loisirs, que lui laissaient ses fonctions de magistrat, au sanskrit et à la philosophie hindoue, se spécialisant dans le Shaktisme à un degré qui n’a probablement jamais été égalé par aucun autre orientaliste britannique. Tôt dans sa carrière, il publia, sous le nom d’Arthur Avalon, des études sur les textes tantriques et des ouvrages sur le Tantra. »
Son dernier livre sous ce nom fut « The Serpent Power », fait de deux textes sur le Laya -Yoga, traduit du sanskrit avec introduction et commentaire.
On dit qu’il a reçu d’un Guru une initiation dans le Gâyatrî Mantra après s’être soumis au rituel dans sa plus complète orthodoxie, à Bénarès et qu’il porta le Yajnopavîta, le cordon sacré.
Il avait la conviction ancrée qu’il y avait un sens profond dans chaque aspect du rituel hindou et il s’y adonna en l’approfondissant jusqu’au coeur.
Initié dans le Gâyatrî Mantra? Ce n’est pas impossible, si l’on observe que sur les quatre ouvrages de lui qui ne sont ni des commentaires ni des traductions, deux d’entre eux cernent deux sujets précis: La Puissance du Serpent à propos de la Kundalinî (Laya-Yoga) et la Doctrine du Mantra (the Garland of Letters), qui traite du Son Primordial, à l’origine du déploiement de l’univers manifesté qui est constitué dans son intégralité d’énergie phonique.
[…]
« On m’a souvent demandé pourquoi j’avais entrepris l’étude des Tantra Shâstras, et on m’a suggéré dans certains cénacles anglais (je l’oppose à occidentaux) que j’aurais pu mieux employer mon temps et mon action. Voici ma réponse:
Suivre la piste d’un abus démesuré m’a toujours fait découvrir quelque chose de bien. Le problème actuel ne fait pas exception. Je proteste et j’ai toujours protesté contre les calomnies injustes qui se sont abattues sur la civilisation de l’Inde et de ses peuples. Si l’on y trouve de quoi blâmer, l’honnêteté exige que la critique soit réduite à ses justes proportions. Toute ma vie, j’ai étudié la religion et les philosophies du monde, et j’ai entrepris une étude particulière de ce Shâstra pour en découvrir moi-même l’enseignement, et pour savoir si c’était bien, comme on le disait, une inversion radicale de l’enseignement hindou que je connaissais. Car, on disait que c’était le culte et la pratique de la gloutonnerie, de la luxure et de la malveillance (« férocité, luxure et galimatias », comme le dit Brian Hodgson), ce que les Shâstras Indiens, comme toutes les autres religions du monde, proscrivent formellement. »
Il est toujours vrai que tout anathème manichéen se condamne de lui-même, qu’il est plus révélateur d’un conservatisme, d’une sclérose, d’une inhibition ou d’une peur que d’une réaction saine. La morale est souvent le wagon-lit de la Bonne Conscience.
T. M. P. Mahadevan préfaça the Garland of Letters, et le fit en ces termes:
« Sir John Woodroffe a contribué à ôter de nombreuses couches d’ignorance qui ont enrobé la philosophie Shâkta et sa pratique. L’esprit indien bienséant, qui a développé contre les Tantras un préjugé profondément enraciné se rendit compte de leur valeur après l’oeuvre de pionnier de cet éminent étranger. En éditant les textes originaux sanskrits, aussi bien qu’en publiant des essais sur les différents aspects du Shâktisme, il a montré que ce culte avait, derrière lui, une profonde philosophie, et qu’il n’y avait rien d’irrationnel ou d’abscons dans la technique d’adoration qu’il préconise. »
M. P. Pandit, auteur d’un ouvrage intitulé « Lights on the Tantra « , intro-duit ainsi l’étude d’Avalon, « The World as Power »:
« Quand la véritable nature de l’âme de l’Inde était si complètement voilée que même les guides de sa renaissance vacillaient dans leur marche, ardents défenseurs de son passé mais inconscients de son authentique héritage, il a été donné à quelques hommes clairvoyants de découvrir, au milieu des décombres d’un passé fuyant, les joyaux sans prix d’un legs immémorial.
A la pointe de ces savants désintéressés, Sir John Woodroffe qui consacra sa vie à mettre en valeur les vérités profondes de la tradition religieuse Hindoue la plus mécomprise et la plus diffamée : les Tantra Shâstra. Membre bien connu de la magistrature, spécialisé dans les études sanskrites, il a abordé les textes sacrés des Agamas avec le respect adéquat; aidé par les lettrés autochtones et guidé par des Gurus, il a exploré les arcanes du Sâdhana Shâstra assez profond pour en ressurgir comme le champion inspiré de cette religion vénérable, stupéfiant tout le monde par son incroyable persévérance, par l’éclat de son esprit et la force de pénétration qu’il a apportés à maintenir son effort solitaire destiné à ressusciter la splendeur des Tantra Shâstra, particulièrement le Shâkta Vedânta.
Il a écrit, traduit, édité, commenté, fait des conférences il a fait tout ce qu’il pouvait faire pour présenter l’enseignement théorique et pratique des Agamas sous leur véritable jour. L’Inde a envers lui une immense dette de reconnaissance car il a éveillé ses fils au sens vivant d’un de leurs grands héritages. »
[…]»
Les carnets du yoga, n°27, mars 1981, pp. 2-18.