Le Monde du Yoga

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Un auteur et son oeuvre : Graf Dürckheim (1896-1988)

Publié le 19 septembre 2003

Empreints à première vue de philosophie bouddhiste, les textes de Graf Durckheim s’avèrent néanmoins utiles pour les adeptes du yoga. L’auteur y énonce notamment une conception de l’homme nouveau, révélé par des qualités sensorielles particulièrement développées, qui rappelle celle du yogi transformé.

« Alphonse GOETTMANN: Graf Dürckheim, vous rencontrer a toujours été un événement pour moi. Si je suis aujourd’hui un homme libre et heureux, vous en êtes l’un des artisans. Ma vie est devenue un Chemin grâce à l’impulsion extraordinaire que vous m’avez donnée.

J’aimerais vous demander: quels sont les événements marquants de votre vie qui ont vraiment éveillé en vous le message que vous transmettez depuis de longues années et qui a bouleversé mon existence et celle de tant d’autres…?

Graf DÜRCKHEIM: Et bien, c’est une grande question. Je crois que cela a commencé très tôt. Déjà certaines impressions de mon enfance m’ont marqué.

Cela remonte à ma petite enfance. Là j’ai eu des expériences qui étaient remplies de la qualité qu’on appelle le numineux. Il s’agit d’une qualité particulière. D’après le fameux psychologue C. G. Jung, la réalité qui se manifeste dans l’expérience de cette qualité numineuse est à la base de toutes les religions. Je crois que cette phrase a tourné la page de la psychologie européenne vers une autre ouverture sur l’homme, touchant vraiment le centre de l’esprit humain, la source de son développement possible et inné. C’est précisément l’éveil de ce noyau, qu’on peut appeler la transcendance intérieure, qui constitue le coeur de tout mon travail jusqu’à aujourd’hui; l’éveil de ce noyau et bien sûr aussi son expérience.

L’ouverture de mon âme vers ce centre intérieur s’est faite dans ma petite enfance déjà. C’est toute une histoire! Il y a eu ensuite beaucoup d’autres moments assez extraordinaires dans ma vie qui ont renforcé ce côté-là en moi-même. Expériences particulières, heures étoilées, où j’étais touché par cette réalité profonde d’une façon qui me faisait comprendre qu’il ne s’agissait pas là d’un sentiment ou d’une croyance, mais d’une réalité beaucoup plus réelle que celle qu’on considère être la seule réalité. […]

G. D.: Ma première expérience remonte à l’âge de un an et demi. Elle m’a tellement touché que je ne l’ai plus jamais oubliée! Je me trouvais sur les bras de la nourrice qui m’emmenait dans la chambre mortuaire de ma grand-mère. L’atmosphère y était surprenante: la présence de la mort, le silence et le clair- obscur de la pièce, une odeur intense de cire… Je me sentais à la fois attiré vers le lit et apeuré, rebuté… Le tout avait une qualité de merveille et d’épouvante. J’éprouvais pour la première fois l’unité de la fascination et de la terreur, ces deux qualités qui caractérisent toujours l’expérience du numineux.
[…]

En recevant les qualités sensorielles d’une façon immédiate, c’est le grand mystère qui nous touche.

L’un des plus merveilleux cadeaux de mon enfance, qui me bouleverse encore aujourd’hui et jusque dans l’orientation de mon travail, c’est précisément la fascination par le mystère. Dans l’église de mon village natal, mes parents avaient une « loge » du haut de laquelle on pouvait voir dans la sacristie et suivre de très près ce qui se passait à l’autel. Je ne comprenais rien, mais je sentais infiniment! J’étais à genoux, je regardais… J’écoutais sans rien comprendre… L’odeur de l’encens, les chants, les beaux gestes du prêtre dans ses merveilleux vêtements, le tintement des clochettes, les lumières des bougies, la foule en prière… toute cette combinaison de couleurs, de sons et d’odeurs, me plongeait dans une ambiance mystérieuse et je m’y blottissais. Il se passait quelque chose… quelque chose de très haut, de très profond, de très grand…

Voyez-vous, ce ne sont ni les images ni les pensées qui comptent au cours d’une liturgie, mais c’est l’attitude. Il faut être là, dans une attitude de don et d’abandon, alors seulement quelque chose d’autre peut naître et se développer en nous. Précisément, parce que la messe m’était incompréhensible mais chargée de mystère, elle me tenait en haleine: la vérité dans l’insaisissable.
[…]

G. D.: Après l’écroulement de 1918, la grande question qui animait les esprits en recherche, c’était la question de l’homme nouveau. Une expérience décisive m’a donné l’impulsion de ne pas faire de cette question un simple devoir envers cette époque de reconstruction, mais de la mettre au centre de ma vie. Ce que j’ai vécu alors, je l’appelle la grande expérience de l’Être… J’avais vingt-quatre ans, et je me trouvais dans l’atelier du peintre Willi Geiger à Munich… […]

Et soudain Cela arriva!… J’écoutais et l’éclair me traversa… Le voile se déchira, j’étais éveillé! Je venais de faire l’expérience de « Cela ». Tout existait et n’existait pas, ce monde et à travers celui-ci la percée d’une autre Réalité… Moi-même j’existais et je n’existais pas.

J’étais saisi, dans l’enchantement, ailleurs et pourtant bien là, heureux et comme privé de sentiment, très loin et en même temps profondément enraciné dans les choses. Toute la réalité qui m’entourait était tout à coup formée de deux pôles: l’un qui était le visible immédiat, et l’autre un invisible, qui était au fond l’essence de ce que je voyais. Je voyais vraiment l’Être dans l’Étant. […]

A. G.: Vous considérez cet événement inouï dans votre vie comme le plus décisif?

G. D.: Absolument! Sur le plan de mon développement spirituel c’était là certainement le tournant dont l’importance m’est devenue consciente bien plus tard. […]

G. D. : L’attitude de conversion qui me tenaillait désormais m’orientait sans cesse vers un certain pôle de recherche à travers tout ce que je rencontrais.Pas étonnant alors que, dans ce contexte, Maître Eckhart fit irruption en moi tel un coup de foudre. Je n’arrivais plus à me défaire de ses Traités et sermons que je percevais comme un écho multiple et varié de la musique divine que je venais d’entendre. Je reconnais en Eckhart mon maitre, le maître. […]

A. G.: Tout compte fait, on ne peut mettre en balance ces rencontres avec l’univers chrétien que vous a ouvert Maître Eckhart. A ce sujet il est impossible d’éviter la question de la Source suprême du christianisme qu’est la Bible.

G. D.: Oui, c’est la raison pour laquelle c’est surtout saint Jean qui m’attire. Je le lis et le relis beaucoup. C’est l’Évangile de la profondeur. En lui je trouve toute l’ouverture pour comprendre la religion. Il y a bien sûr aussi tout le reste de la Bible. Durant toute la guerre j’ai traîné dans mon sac à dos le Nouveau Testament que ma mère m’avait donné. Je l’ai toujours… Il était là, m’accompagnait sans cesse, mais je ne l’ai lu que dans les moments de détresse et de souffrance, me répétant des phrases ou des psaumes. De l’Ancien Testament, je sais très peu de choses; ce qui m’a toujours intéressé, c’est l’expérience de ceux qui l’ont écrit, les patriarches et les prophètes. La conception que les juifs ont de Dieu sort des expériences de leurs guides, de la façon dont ils ont entendu la réalité de l’au-delà prendre parole en eux-mêmes. Cela est vrai de toutes les religions, toutes les images des divinités sont originellement des expériences sans images, extraordinaires et bouleversantes, qui font peur et remplissent de joie, sauvent d’une situation de détresse et ouvrent à une promesse; on est sur un autre plan… Mais ensuite, l’expérience projetée sur l’écran du moi prend la forme d’une image qui, par l’esprit conceptuel, est transformée en quelque chose ou quelqu’un, c’est-à-dire ontologisée et maintenant comprise comme cause de cette expérience alors qu’elle n’en est en réalité qu’une conséquence! »
[…]

CHRONOLOGIE

– 1896: Naissance de Karlfried Graf DÜRCKHEIM à Munich.
– 1914-1918: Combats au front durant la Première guerre mondiale.
– 1918-1923: Etudes de philosophie et de psychologie à Munich et Kiel. Doctorat en philosophie.
– 1925-1932: Assistant à l’institut de psychologie de l’Université de Leipzig.
– 1930: Doctorat en psychologie.
– 1932: Professeur de psychologie à ‘Académie de pédagogie et de philosophie à l’Université de Kiel.
– 1937-1947: Mission et recherches au Japon.
– 1948 à nos jours: Travaille comme psychothérapeute avec un cercle de collaborateurs à Todtmoos-Rütte (Forêt-Noire) où il a fondé avec eux un « Centre de formation et de rencontres de psychologie existentielle ».

OEUVRES DE GRAF DURCKHEIM

TRADUITS EN LANGUE FRANÇAISE

– Pratique de la voie intérieure – Le quotidien comme exercice, Ed. Le Courrier du Livre, Paris, 1969.
2. La Percée de l’Être, Ed. Le Courrier du Livre, Paris, 1971.
3. Le Zen et nous, Ed. Le Courrier du Livre, Paris, 1976.
4. Hara – Centre vital de l’homme, Ed. Le Courrier du Livre, Paris, 1969, 3’ édition 1976.
5. L’homme et sa double origine, Ed. du Cerf, Paris, 1976.
6. Exercices initiatiques dans la psychothérapie, Ed. Le Courrier du Livre, Paris, 1977.
7. Méditer – pourquoi et comment? Ed. Le Courrier du Livre, Paris, 1978.

[…]”

Les carnets du yoga, n°13, janvier 1980, pp. 4-15.

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