Le Monde du Yoga

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Un auteur et son oeuvre : Hubert Reeves

Publié le 19 septembre 2003

La physique quantique a bouleversé les fondements même de la pensée occidentale traditionnelle, en détruisant l’idée selon laquelle ce qui est ne peut pas, dans le même temps, et toutes choses étant égales par ailleurs, ne pas être. L’auteur de « Patience dans l’azur » voit la pensée orientale, zen notamment, plus compatible avec le degré actuel de notre civilisation.

« […] J’ai rencontré Hubert Reeves au sortir de mes études de physique, alors que grandissait mon attrait pour l’étude de l’astrophysique: il était de ces professeurs qui vous font aimer la discipline qu’ils enseignent! Mais que signifie au juste ce mot un peu compliqué d’astrophysique? disons, en résumé, que l’astrophysique est l’étude des phénomènes physiques qui sont a ‘ l’oeuvre dans l’Univers. […] La spécialité de recherche était alors l’étude des réactions nucléaires se produisant dans le coeur des étoiles : c’est-à-dire l’étude des divers processus de formation de noyaux atomiques plus complexes que celui de l’hydrogène. Les astrophysiciens commençaient alors à concevoir avec plus de détails un scénario pour l’évolution chimique de l’Univers : au début de l’univers il y avait principalement des atomes d’hydrogène et un peu d’hélium. Ce sont les étoiles qui, par leur évolution – naissance, combustion, mort – sont les grandes pourvoyeuses de matière plus élaborée comme les noyaux de carbone, d’azote, d’oxygène, de phosphore… Bref, autour de nous, en nous, presque tous les noyaux atomiques autres que ceux d’hydrogène ont été créés au sein d’une étoile:

les atomes qui constituent les molécules de ce papier sur lequel courent les mots, de l’encre qui matérialise les mots comme un fil déroulant son arabesque, de la main qui guide le filet d’encre, du cerveau qui joue à associer les mots…
[…]

L’astrophysicien désire comprendre, avec le plus de rigueur scientifique possible, comment les atomes les plus complexes, encore appelés éléments lourds, ont été formés et quelle sorte de cuisine s’opère au centre des étoiles. Dans les conditions de température et de pression qu’il sait rencontrer au coeur d’une étoile, il lui faut étudier quelles sont les chaînes de réactions thermonucléaires qui auront la plus grande probabilité de se produire et à quels noyaux atomiques elles vont aboutir, et comment ces éléments formés tout au centre de l’étoile vont être rejetés à l’extérieur et par conséquent enrichir les éléments lourds, la matière interstellaire à partir de laquelle, peut-être, d’autres étoiles se formeront ultérieurement. Et bien, c’est tout cela qu’Hubert Reeves nous enseignait, avec patience et foi, et toujours une grande écoute. C’est à ce domaine de recherche qu’il a apporté une contribution majeure.
[…]

H. Reeves: C’est l’être humain qui pourrait prendre en main la gestion des sources d’énergie dans l’univers. S’il le fait habilement – et certaines « recettes » s’élaborent en ce moment -il pourrait prolonger indéfiniment l’habitabilité de l’Univers.

Comment? Quelles sont les sources d’énergie encore utilisables après 100 milliards d’années, lorsque les dernières étoiles s’éteindront? On peut en citer deux. D’abord les fameux « trous noirs »: ils représentent de formidables émetteurs d’énergie, cent fois plus que le soleil, cent fois plus que les étoiles. Ensuite, si est juste l’hypothèse selon laquelle la matière va vers une désintégration, l’univers se composera en partie d’une sorte de plasma chaud d’électrons et d’anti-électrons, qui constituera aussi une très importante source d’énergie. Mais dans les deux cas, il faudra contrôler cette énergie et lui imposer un certain rythme pour qu’elle soit utilisable.

Exemple les « gros trous noirs » émettent trop lentement pour subvenir à notre consommation, les « petits trous noirs » au contraire émettent trop vite, épuisant ainsi rapidement leurs réserves. Une habile gestion consistera donc à planifier les trous noirs pour qu’ils émettent de l’énergie indéfiniment. L’idée est du physicien Dyson, qui propose également les premières « recettes » pratiques.

On débute donc avec un univers sans être humain, sans même de forme organisée, évoluant sur des sources d’énergie très simples, et qui va se construire par paliers successifs, créant des structures de plus en plus complexes. Apparait l’être humain, et vient le moment, chez cet être, où il prend conscience de l’univers. C’est un très grand moment pour toute l’histoire cosmique. Car on pourrait dire que l’Univers a cherché à prendre conscience de lui-même en élaborant des systèmes capables de prendre conscience de lui…

Reste que ces systèmes sont encore passifs: nous interagissons fort peu sur l’univers, nous étudions, nous observons. Pourtant il n’est plus utopique d’imaginer que, dans cent milliards ou un trillion d’années, ce soit l’être humain – ou plus exactement l’intelligence pleinement réalisée du système évolué – qui gère cet univers de façon à ce qu’il ne s’éteigne pas.
[…]

Question: Est-ce que cet avenir positif dépend uniquement de techniques plus raffinées, ou bien cela ne suppose-t-il pas une nouvelle vision, chez l’homme, de ses relations à lui–même et à l’univers?

H. R.: Effectivement, nous sommes confrontés à un très grand drame: la menace de nous détruire nous-mêmes. L’humanité a développé une technologie fantastique, sans du tout promouvoir le mode de vie correspondant. Entre l’homme préhistorique et celui d’aujourd’hui, il n’y a pas d’évolution sur le plan du comportement et de la morale : nous sommes toujours des barbares.

Si l’homme devient « moral », s’il s’assagit, s’il devient sage, il peut préserver indéfiniment l’univers. Mais cela nécessite une énorme mutation de conscience.

On a des raisons plausibles de penser qu’actuellement dans l’univers des civilisations en sont à ce stade de développement mental. Nous essayons de les imaginer, mais trop souvent selon nos propres schémas impérialistes, et beaucoup d’auteurs de science-fiction ne font pas que remplacer les fusils par des rayons laser. S’il y a des intelligences plus évoluées que la notre – et c’est quasiment certain – elles devraient fonctionner sur des comportements plus sages.
[…]

Q. Les conceptions hindouistes de l’univers semblent vous intéresser particulièrement, mais « Patience dans l’Azur » n’y fait que de brèves allusions. Pourriez-vous en parler un peu plus longuement?

H. R. : Depuis ce livre, je me suis surtout intéressé au Zen: d’ailleurs, Niels Bohr, Oppenheimer, ou d’autres physiciens connaissaient très bien le Bouddhisme zen dont la démarche, curieusement, est plus proche de la physique quantique que la pensée aristotélicienne, qui, pourtant, a fondé la science occidentale. Oppenheimer, par exemple, dit à peu près ceci si vous demandez « l’électron est-il immobile dans l’atome d’hydrogène?, on vous répondra « Non, pas vraiment ». – « Alors, il est en mouvement »? – « Non, pas vraiment non plus « . Oppenheimer conclut que ce type de paradoxe ressemble beaucoup plus au dialogue d’un maître bouddhiste avec son disciple qu’à celui d’un aristotélicien ou d’un platonicien selon l’ontologie traditionnelle gréco-latine. C’est ce que Capra a bien mis aussi en évidence.

La notion fondamentale est celle de complémentarité; en Occident, « si une chose n’est pas vraie, elle est fausse » ; « si ce n’est pas blanc, c’est noir ». Dans le Zen, l’inverse d’une réalité est également vrai ou réel ; les opposés ne s’excluent pas mais se complètent.

Chaque civilisation a eu un mode de pensée fécond sur certains éléments de la compréhension du monde: il n’y a pas de raison, à priori, pour qu’une seule culture scientifique ait réussi à comprendre exhaustivement l’univers et la réalité matérielle.La physique newtonienne, et même einsteinienne a vécu uniquement sur un mode de pensée occidental; maintenant, nous puisons aussi ailleurs nos instruments d’analyse.

Q.: Si la lumière apparaît tantôt comme formée de particules infimes de matière, tantôt comme un flux continu ou une onde, est-ce parce que la connaissance scientifique actuelle est imparfaite, et ne peut saisir la « réalité une » de la lumière derrière ces deux aspects opposés?

H. R.: Non, pas du tout. Les particules de matière ou les ondes sont simplement des images approximatives issues de notre conception de la lumière. La physique peut prévoir que, dans tel cas, ce phénomène va se présenter comme s’il était de nature corpusculaire. Et elle va le prédire avec une parfaite exactitude.

En gros, quand on ne la regarde pas, la lumière se comporte comme une onde: c’est quand on décide de la regarder, qu’elle apparaît comme formée de particules. C’est ainsi, tel est le « paradoxe » physique.

Cela n’empêche pas la théorie de la lumière d’être excellente: l’expérience ne l’a pas encore mise en défaut. Et quand une théorie demeure validée par l’expérience, on la conserve bien sûr!

Les carnets du yoga, n°46, février 1983, pp. 2-13.

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