Un auteur et son oeuvre : Mâ Ananda Moyî (1896-1982)
Publié le 18 septembre 2003
Complètement abandonnée à la volonté divine, Mâ Ananda Moyî incarne l’idéal hindou de l’oubli total de soi, au point que tout ce qui est personnel n’est plus, simplement dissout dans la Totalité. Menant une vie ascétique, Mâ Ananda Moyî ne donne pas d’enseignement systématique, mais insiste sur l’impérieuse nécessité de l’effort personnel et de la confiance.
« Tout enfant, Nirmalâ frappait son entourage par sa sagesse, son obéissance. Jamais elle n’exprimait de désir pour elle-même. Elle était toujours placide, indifférente à sa nourriture comme à ses vêtements. En revanche, elle était si joyeuse qu’on la surnomma Khushir (joyeuse) ou Hâsi (sourire). Amie de tous, des indiens aussi bien que des musulmans, elle était serviable, aidait sa mère à s’occuper de plusieurs enfants nés après elle.
Elle ne consacra que peu de temps aux études: 2 années d’école primaire. Son instruction religieuse fut rudimentaire mais elle accompagnait son père aux cérémonies religieuses et chantait avec lui les chants sacrés. Pourtant, ses moments d’absence, de distraction, firent craindre à ses parents qu’elle ne soit simple d’esprit: tout à coup elle devenait inerte, le regard fixe et, quand elle reprenait ses sens, elle semblait revenir de très loin. Personne ne pouvait la tirer de ce qui semblait bien être des méditations.
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C’est en 1918, à Bajitpur où Bholanâth avait été transféré, que Nirmalâ s’engagea définitivement et totalement dans la voie des ascèses. « Un jour, raconte-t-elle, j’allais me baigner dans l’étang près de la maison. Au moment où je m’aspergeais d’eau, le kheyâla (acte intérieur de la Réalité suprême qui se manifeste extérieurement) me suggéra : « Comment serait-ce si je jouais le rôle d’une sâdhika? » Et c’est ainsi que le jeu commença. Ce rôle de sadhika, elle le joua jusqu’en 1923, passant par toutes sortes de sâdhanâs prescrites par les Écritures hindoues et aussi par celles d’autres religions pour parvenir au même point final auquel conduisent toutes ces voies.
De gourou, elle n’en avait jamais eu au sens habituel du terme, mais dit-elle: « Dans mes premières années, mes parents furent mes guides; dans ma vie de femme mariée, ce fut mon mari; maintenant, dans toutes les situations de la vie, tous les hommes et toutes les choses de ce monde sont mon gourou. » Quant aux Écritures sacrées et aux pratiques spirituelles, elle ne les avait jamais étudiées.
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Le 3 août 1922, elle se donna à elle-même l’initiation. Ses doigts dessinèrent un signe mystique sur le sol un mantra-semence (monosyllabe sacrée qui correspond à l’un des noms du Seigneur) lui vint du plus profond d’elle-même, qu’elle inscrivit à l’intérieur du dessin tracé sur le sol et qu’elle commença à répéter. Elle avait compris que le mantra n’était pas distinct d’elle et que gourou, mantra et Ishta ne faisaient qu’un. « Dieu », dit-elle, « dans son rôle de guide spirituel, révèle Son nom au pèlerin en quête d’un maître. Après l’initiation, finis les tâtonnements pour le disciple. Il a trouvé le fil conducteur qui le mènera au but. En fin de compte, le disciple comprend qu’il ne fait qu’un avec le Nom et avec le gourou. Comment pourrait-il en être autrement? Lui seul peut donner Son nom et nul autre que Lui ne peut supporter de Le connaître. »
Après cette initiation, les fonctions normales de son corps s’arrêtèrent ; elle n’avait besoin ni de dormir, ni de manger; elle n’éprouvait aucun mal, absorbée qu’elle était dans un monde intérieur. Quand elle entrait en samâdhi, elle y restait plongée de longues heures durant. La vie semblait l’avoir quittée mais son visage et son corps resplendissaient d’un éclat divin. Quand elle revenait à son état normal, son être tout entier semblait submergé de joie. Parfois, en dehors même du samâdhi, « une lumière si brillante jaillissait de son corps que tout l’espace autour de lui en était illuminé ».
Cinq mois après son initiation, ce fut celle de Bholanâth [ son mari], qui devint ainsi son disciple.
De 1923 à 1925, Nirmalâ observa une période de silence qui n’était interrompu que rarement pour prononcer un mantra sanskrit ou dire quelques mots à un visiteur. Puis elle entreprit un jeûne de longue durée, ne prenant que trois cuillères de nourriture (y compris l’eau) deux fois par jour; d’autres fois neuf grains de riz. Ces jeûnes répétés eurent pour effet que, depuis 1926, Mâ perdit peu à peu l’habitude de porter de la nourriture à sa bouche et qu’une de ses disciples dut la nourrir. Pendant toute sa vie, Mâ ne prit que très peu de nourriture et ne dormit que quelques heures par nuit. Mais elle semblait puiser son énergie « dans d’autres sphères « où, disait-elle, « je converse avec des êtres situés à des niveaux plus élevés ».
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En décembre 1926, Mâ abandonna la vie sédentaire pour la vie errante des moines hindous qui ne restent guère plus de quelques jours au même endroit. A ceux qui se désolaient de la voir constamment partir, elle disait: « Je ne vais nulle part je suis toujours ici. Il n’y a ni aller ni venir, tout est l’Atman. » […]
Ses pérégrinations dans toute l’Inde se poursuivirent pendant quelque 50 ans. Partout où elle passait, Ma déclenchait d’intenses activités spirituelles, prières, méditations, entretiens. Des cérémonies furent célébrées un peu partout, certaines avec un faste tout particulier . […]
Sa compréhension de tous les problèmes étonnait autant que son pouvoir de panser les plaies. « Vos chagrins, pensées et souffrances sont miens. Ce corps-ci comprend tout. » Mais son attitude envers ses disciples et ses visiteurs variait d’un extrême à l’autre selon les circonstances et selon ce qu’elle voyait chez son interlocuteur; et l’étonnante mobilité de son visage la faisait apparaître tantôt sous l’aspect d’une petite fille ou d’une mère infiniment tendre et tantôt comme l’incarnation de la sévérité.
Les rapports d’Ananda Moyî avec la nature témoignaient aussi d’une compréhension, d’un amour cosmique différent des nôtres. Pour elle, la nature n’était pas, comme pour nous, ‘une autre vie’. C’était la même vie qui prend ses racines dans le Soi. La distinction entre nature et esprit s’annulait dans le Soi où elle vivait. Cette communion avec la nature explique sans doute qu’elle ait pu dominer et maîtriser des forces comme le feu, la pluie.
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» L’Etre suprême est Joie incarnée et c’est pourquoi toutes les créatures aspirent à la joie. Cherchez toujours à vivre dans la joie, à exprimer la joie dans vos pensées et dans vos actes; sentez Sa présence joyeuse dans tout ce que vous voyez ou entendez; cela vous apportera un réel bonheur. »
C’est dans cette joie dont Ananda Moyî était l’image vivante que nous devrions poursuivre « le but unique de la vie humaine : Réaliser Dieu ici et maintenant. » Pour Mâ, la quête de Dieu doit devenir pour l’homme « une obsession… Sans cesse pensez à Lui et à Lui seul. Il n’existe qu’un seul mal, encore qu’il ne soit pas réel mais illusion de Mâyâ, c’est l’absence de Dieu. »
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Mais si l’effort personnel est indispensable, il faut aussi s’abandonner à Lui avec une absolue confiance: « Si vous connaissez le véritable Art de vivre, l’art de vous remettre â la grâce de Dieu, vous apprendrez à trouver la joie même au milieu de toutes les adversités, car vous saurez que plaisirs et tristesses, comme la nuit et le jour, se succèdent naturellement dans la grande ordonnance de l’univers. »
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Sa conception de Dieu, qui est aussi celle de grands sages comme Râmakrishna, Aurobindo, Râmdâs, est aussi claire que totale. Pour elle, Dieu est à la fois statique, sans forme, ce qui justifie le Jnâna-Yoga; dynamique, avec forme, ce qui justifie le Bhakti-Yoga et le Karma–Yoga et intérieur à l’homme ce qui justifie à la fois le Jnâna-Yoga et le Raja-Yoga, chacune de ces voies conduisant à la « réalisation » d’un aspect de Dieu. Mais cela n’est pas le but final qui est de « réaliser » Dieu – en soi, le Soi en l’homme, c’est Dieu dans le coeur bien connu des Chrétiens aussi – dans l’univers de la multiplicité, y compris notre prochain, c’est l’omniprésence de Dieu dans le monde, non seulement statistiquement mais dynamiquement -dans l’Absolu non conditionné, c’est-à-dire dans cette vérité suprême qui est derrière les apparences dans la conscience desquelles nous vivons, derrière l’illusion, derrière Maya et il faut voir que les trois ne font qu’un qui est indivisible.
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Les carnets du yoga, N°60, juin 1984, pp. 2-11