Le Monde du Yoga

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Un auteur et son oeuvre : Maître Eckart (1260-1328)

par Philippe Maillard Jean-Yves Leloup | Publié le 19 septembre 2003

La notion de Gelassenheit, autrement dit le « laisser-être », est au cœur de la pensée de Maître Eckart. C’est le laisser-être radical qui permet d’atteindre l’absolu du rien : ne rien vouloir pour soi, ne rien savoir pour soi, ne rien avoir pour soi, pas même un espace intérieur. Eprouver le « sans-pourquoi ». Alors seulement Dieu peut choisir d’investir ce Néant.

« […] Maître Eckart est un auteur difficile. […] Il faut donc, pour aborder Maître Eckart, une certaine maturité ; c’est probablement la raison des mises en garde de l’Eglise […]

GELASSENHEIT

C’est le maître-mot, la clef. On peut le traduire: renoncement ou détachement, mais il nous faut y regarder de plus près pour en percevoir la portée.

Le mot  » lassen », ne veut pas dire d’abord « laisser » au sens d’abandonner, rejeter ou encore ignorer, mais « laisser être », restituer en sa liberté, délier, renoncer à s’approprier, à faire « main basse » sur les choses où les êtres, à les utiliser et « gelassenheit » signifie plutôt « sérénité » (le « contentement » du second Nimaya), que renoncement ou résignation. Tourner le dos à la quête d’influence, de réussite ou de prestige, pour permettre « l’éclosion du monde, des autres ou de Dieu ». On se sert d’abord des choses ou des gens pour son plaisir ou la réussite de son oeuvre; vient le temps du « laisser-être »; on n’attend plus rien pour soi, on ne cherche plus à prendre ou à utiliser. On regarde et on aime, soucieux seulement de provoquer chacun à devenir ce qu’il est. C’est le charme indéfinissable des vieillards, des « grands parents » qui peuvent se payer le luxe de ne rien attendre de l’autre que ce qu’il est en devenir.

Telle est la voie : un autre regard sur le monde, la connaissance « matutinale », les créatures dans leur jaillissement, une autre manière de rapport au monde: la vraie pauvreté en esprit, celle qui donne d’accéder au Royaume.

Mais ce qui caractérise ici Maitre Eckart, c’est la radicalité de son propos. Il la développe dans un de ses plus fameux Sermon « Beati pauperes spiritu » (Sermons V, p. 138).

Vouloir rien. Savoir rien. Avoir rien (Comparer le texte, si étrangement consonnant de Marguerite Duras dans « Le Camion »). C’est peut-être ce qui nous fascine le plus en lui : l’absolu du Rien.

Ne rien vouloir pour soi, ne rien savoir de soi, ne rien avoir de soi, pas une maison, pas une pierre pour la tête, pas même un espace intérieur.

Écoutez plutôt: « Tout le temps que vous avez la volonté d’accomplir la volonté de Dieu et que vous avez le désir de l’éternité et de Dieu, vous n’êtes pas pauvres, car seul est un homme pauvre celui qui ne veut rien et ne désire rien. »

Nous avons dit parfois que l’homme devait vivre comme s’il ne vivait ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu. Mais nous dirons maintenant que l’homme doit vivre de telle sorte qu’il ignore même qu’il ne vit ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu; bien plus, il doit être tellement dépris de tout savoir qu’il ne sait, ni ne reconnaît, ni ne ressent que Dieu vit en lui.

J’ai dit souvent que l’homme doit être libéré de toutes choses de telle sorte qu’il puisse être un lieu propre où Dieu puisse opérer, mais je dis maintenant que s’il est tel que Dieu trouve en lui un lieu où opérer, il n’est pas dans la plus extrême pauvreté: il doit être tellement libéré de Dieu et de toutes ses oeuvres que Dieu soit lui-même le lieu où il veut opérer.

Laisser être, c’est se laisser soi-même.

« Un jour, un homme vint me trouver et me dit qu’il avait abandonné de grands biens, terres et richesses afin de garder son âme. Ah, me dis-je, que tu as donc laissé peu de choses. C’est de l’aveuglement et de la folie, aussi longtemps que tu considères tant soit peu ce que tu as laissé. Si tu t’es laissé toi-même, alors seulement, tu as laissé en vérité. »
(Sermons I, p. 229).

Il ne s’agit pas là de se débarrasser du moi, de se dévêtir des quelques acquisitions que la vie nous a concédés, de devenir pauvre. Mais de prendre conscience que nous sommes pauvres, radicalement; n’existant que parce que Dieu nous donne d’exister. Nous sommes, sans Lui, pur néant; comme toutes les créatures d’ailleurs et s’il n’y a pas lieu de les discréditer, c’est parce que, « Celui qui ne connaîtrait que les créatures, n’aurait nul besoin de penser à des prêches, car chaque créature est pleine de Dieu et est un livre ».
(Sermons I, p. 104).

Laisser être, en définitive, c’est laisser transparaître Dieu en tout ce qui est, c’est laisser être Dieu.

PORTER UN FRUIT

C’est alors, et alors seulement, que l’homme est en mesure de porter un fruit; et ce fruit n’est point autre que d’engendrer le Fils de Dieu lui-même.

Maître Eckart s’en explique (Sermons I, p. 52), en commentant le texte de Luc 10-38 « Jésus fut reçu dans la maison par une vierge, qui était une femme ».

« Que l’être humain accueille Dieu en soi, c’est bien; et dans cet accueil, il est vierge. Mais que Dieu devienne en lui fécond, c’est mieux, car la fécondité du don est seule la reconnaissance pour le don et alors l’esprit est femme dans la reconnaissance, qui enfante Jésus en retour dans le coeur paternel de Dieu. »

Seule, la radicale gelassenheit permet cette fécondité.

« Tout attachement à une oeuvre quelconque (prière, jeûne, tout exercice ou austérité extérieurs) qui t’enlève ta liberté d’être à la disposition de Dieu dans le moment présent, libre et nouveau dans le moment présent, produit peu de fruits et petits. Mais la vierge, qui est une femme libre, sans liens, sans attachements, en tous temps également proche de Dieu et d’elle-même, porte beaucoup de fruits, enfantant, et rendue féconde à partir du fond le plus noble ou, pour mieux dire, à partir du même fond où le Père donne naissance à son Verbe éternel ; elle est devenue féconde, participant à cette naissance. »

Nous sommes, là, au coeur de la doctrine d’Eckart, mais qu’est-ce à dire? Que, dans le temps où le Maître affirme le néant de la créature, mon propre néant, dans le même temps, il affirme de l’homme qui s’est abandonné à la gelassenheit, cette prodigieuse dignité qui lui donne de participer à la naissance en lui du Fils de Dieu, de sa propre naissance comme fils de Dieu.

AU DELA DE DIEU, LE DESERT DE LA DEITE

Ainsi Dieu et l’homme, ensemble, engendrent le Fils, le Fils que je suis, le Fils que je deviens au bout du laisser-être.

Mais nous ne sommes pas au terme du chemin que nous propose le Maître en itinérance. Il y a un amont, de ce co-enfantement. Au-delà de Dieu, il y a la Déité.

C’est une des affirmations les plus paradoxales de Maître Eckart, une de celles aussi qui le rendent si actuel dans notre monde de la « mort de Dieu » et de la difficulté que nous avons de la vivre comme une présence extérieure à nous; celle aussi qui rejoint l’expérience de l’Advaita dont témoigne cet autre homme des frontières qu’a été le Père Le Saut.
[…]

C’est par ce que Maitre Eckart appelle la percée que l’homme atteint quelque chose de la Déité, au-delà de la connaissance et même de l’amour de Dieu.

C’est le désert de l’âme. Là où il n’y a plus personne à interpeller, vers qui élever les mains; sous le souffle du vent, les pas de Dieu s’y sont effacés en même temps que ceux de l’homme.

Il n’y a plus personne ; que moi et en moi cette Expérience de l’un, qui me fonde et me laisse sans appui extérieur. Comme pour le Christ lorsqu’au sommet de la Croix, il témoigne de l’extrémité de sa déréliction et qu’il accomplit, qu’il « consomme » la volonté du Père.

Rien ne demeure, mais l’origine jaillit.

A un tel homme, il ne reste qu’à retourner sur les chantiers du monde, comme un homme ordinaire.

Il a désapprit à recevoir de Dieu quoi que ce soit, fût-ce une aide dont il perçoit le caractère illusoire; il a renoncé même à attendre de Lui la Béatitude qui le comblerait. Il rejoint au fond de lui cette Mission qu’il invente à partir et avec cette Présence en Lui de l’Unité fécondante. Il est un homme libre.
On comprend qu’un tel message ait suscité, depuis sept siècles, bien des réserves et des condamnations. Il témoigne de la difficulté de dire, alors comme aujourd’hui, l’expérience décapante de l’absolu; il suppose acquises les étapes préalables de l’apprentissage en communauté de la pratique et de la foi, mais il nous parle enfin de Dieu avec force et saveur; non pas d’un Dieu débonnaire ou tout-puissant, au service des hommes et de leurs projets, mais de ce Dieu pour Rien, pour lui-même, invitant l’homme qu’il associe à sa propre naissance, à s’émerveiller de sa prodigieuse dignité, tandis qu’il assume, dans le monde, sa Mission, toute sa Mission.
[…]”

Les carnets du yoga, n°36, février 1982, pp. 2-18.

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