Un auteur et son oeuvre : Mircea Eliade (1907-1986)
Publié le 19 septembre 2003
Précurseur de l’humanisme contemporain, Mircea Eliade, dans des écrits qui révèlent une compréhension globale et éclairée du monde, et notamment du mystique dans ce monde, se penche sur l’histoire des croyances et les moyens que l’homme a su mettre en œuvre, au cours de l’histoire, pour s’initier aux mystères de la Connaissance.
« Mircea Eliade est roumain. Il naît le 9 Mars 1907 à Bucarest. Sa passion pour l’écriture se révèle extraordinairement tôt. En janvier 1921, il publie son premier article dont le sujet est déjà significatif de l’orientation future de sa pensée « Comment j’ai découvert la pierre philosophale ». Entre 1923 et 1925, il apprend l’italien et l’anglais, commence le persan et le sanskrit, collabore à toutes sortes de revues sur des thèmes très variés: impressions de voyages, nouvelles, critique littéraire, alchimie, orientalisme, histoire des religions. Il écrit le « Roman de l’adolescent myope », autobiographique. Au printemps 1925, il organise une petite fête avec quelques amis pour célébrer la parution de son centième article: il a tout juste dix-huit ans. Cette exceptionnelle fécondité atteste en même temps la richesse intellectuelle du milieu roumain entre les deux guerres mondiales. […]
BIBLIOGRAPHIE (SELECTIVE!)
L’oeuvre de Mircea Eliade est immense: c’est un véritable cosmos, qui couvre presque toutes les manifestations religieuses ou para-religieuses connues de l’esprit humain.
Vous trouverez dans les Cahiers de l’Herne, n° 33 (Paris 1978), un dossier de quatre cents pages consacré à son travail d’historien des religions, de philosophe, poète, romancier. […]
« Le Traité d’Histoire des Religions », écrit entre 1940 et 1948. L’ouvrage a toutes les caractéristiques d’un traité: une documentation encyclopédique qui émaille chaque thème d’une foule d’exemples pris dans toutes les civilisations, une bibliographie fournie et critique à la fin de chaque chapitre, représentant une mine pour l’étudiant, une mise au point sur les grandes questions qui ont agité l’histoire des religions et sur des théories maintenant désuètes. […]
« Le mythe de l’Eternel Retour », écrit en 1945, nouvelle édition Gallimard,1969. Le livre se présente comme un essai introductif à une philosophie de l’histoire. L’homme des civilisations archaïques et antiques n’a pas la même démarche que l’homme moderne vis-à-vis du temps et de l’histoire. Il tend à conformer ses actions à un modèle mythique, imitant et répétant les gestes des fondateurs divins ou héroïques. C’est ainsi que ses réalisations prennent un sens. Il ne vit pas dans un temps linéaire, où chaque événement est unique et irréversible, mais dans un temps cyclique qui peut être renouvelé à chaque passage par des rites appropriés (Nouvel An) et qui, au niveau cosmique, se dégrade jusqu’au point où aura lieu une nouvelle création (conceptions indienne et grecque). Cet « Eternel Retour » des gestes et des périodes constitue un système cohérent sur lequel s’appuie toute « l’ontologie archaïque », justifiant ainsi la position de l’individu souffrant et peinant dans l’univers.
« La Nostalgie des Origines », 1969, éd. française, Gallimard 1971. Le sous-titre « Méthodologie et histoire des religions » ne doit pas rebuter: Eliade a le génie de rendre accessibles les options philosophiques qu’il défend. Ici, il affirme que l’histoire des religions doit être une herméneutique (c’est-à-dire une science de l’interprétation) totale, une discipline qui fonde un « nouvel humanisme » et permette à l’individu vivant ici et maintenant de comprendre, de dévoiler les aspirations profondes de son « être-au-monde ». […]
« Histoire des croyances et des idées religieuses », Paris, Payot, vol. 1 1976, vol. II 1978, vol. Ill [paru] fin 1979. Fruit de plusieurs décennies de cours dans différentes universités d’Europe et d’Amérique, cette « somme » présente dans un ordre chronologique les grandes manifestations de l’expérience religieuse à travers le monde. Le Traité cherchait surtout à faire apparaître des structures fondamentales, une morphologie du sacré. Ici, la perspective est d’abord historique, avec une insistance marquée sur les périodes de crises et de mutations, car, selon l’avis de l’auteur, c’est dans ces moments que se révèlent le mieux la créativité et la puissance de renouvellement d’un système. […]
« Le Yoga, immortalité et liberté ». C’est le plus difficile des livres d’Eliade. On peut se trouver débordé par la multitude des références à des textes ignorés en Occident, par la fréquence et la précision des mots sanskrits, par la description de presque toutes les tendances qui se croisent dans le champ du yoga et parfois s’opposent. Cette difficulté chez un auteur qui, par ailleurs, se refuse à l’hermétisme, me paraît provenir de plusieurs facteurs. Tout d’abord, Eliade a porté ce livre en lui pendant vingt ans: la première version parait en 1936 sous le titre « Essai sur les origines de la mystique indienne »; une grande partie s’en trouve reprise en 1948 dans « Techniques du Yoga », enfin paraît en 1954 chez Payot l’ouvrage définitif. On se doute bien qu’avec sa puissance de travail, Eliade a accumulé pendant tout ce temps une documentation d’exceptionnelle densité. D’autre part, cette information qu’il nous livre nous est partiellement inconnue: lorsqu’il cite Veda et Upanishad, ceux d’entre nous qui se sont préoccupés d’appuyer leurs connaissances techniques sur des bases théoriques savent à peu près de quoi il parle. Mais quand il s’agit de traités tantriques aux noms les plus étranges ?… Là, il ne faut pas se méprendre: ce livre ne suppose pas chez nous, déjà acquise, une culture de spécialistes, il nous l’apporte, il nous la transmet, il nous en donne les moyens. A nous de l’accepter. […]
« Forgerons et alchimistes », écrit en 1956. Déjà, dans « le Yoga », Eliade avait consacré un chapitre aux yogis alchimistes. Ici, il reprend le problème de l’alchimie à son niveau général en examinant les mythes et les rites qui soutendent les techniques religieuses de la métallurgie en Europe, en Inde, en Chine. Il nous présente ainsi l’alchimie comme un type d’expérience dans laquelle la Nature apparaît en organisme vivant qui « enfante » les minerais, et où l’homme prend sa responsabilité en collaborant à cette oeuvre. La collaboration avec la Nature provoque une transformation dans l’individu, une « initiation ».
« Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase », écrit en 1950. Comme le yoga et l’alchimie, le chamanisme n’est pas une religion, mais un mode de communication entre l’homme et le sacré, dont les méthodes sont enseignées et contrôlées par des confréries initiatiques. Le chaman sibérien reçoit l’appel des Puissances sous la forme d’une maladie psycho-somatique qui, par les transes qu’elle provoque, lui permet, au prix de souffrances tragiques, d’acquérir une Connaissance divinatoire. Ce thème de l’individu marqué du sceau du sacré, lien entre le Ciel et la Terre pour sa tribu, guérisseur, accompagnateur des âmes mortes dans le voyage vers l’au-delà, Eliade le développe avec une exceptionnelle maîtrise, nous pro-posant des parallèles entre les chamans sibériens, les médecine-men indonésiens, les sorciers amérindiens, pour nous faire ressentir la qualité de ces premières expériences contrôlées de vie mystique.
Mircea Eliade romancier serait à lui seul le sujet d’une étude presque aussi vaste que Mircea Eliade historien des religions. Aussi bien, dans les deux cas, c’est le même esprit, prophétique parfois, toujours attentif au mystère du destin de l’individu, de sa réalisation à travers des circonstances qui le font naître à lui-même. […]”
Les carnets du yoga, n°7-8, mars 1979, pp. 3-45.