Un auteur et son oeuvre : Ramakrishna (1836-1886)
Publié le 19 septembre 2003
Etre à la sensibilité exacerbée, Ramakrishna apparaît comme l’incarnation même de l’Amour. Touché très jeune par l’expérience du samâdhi, sa vie entière n’est qu’extase et compréhension aimante, ce qui fait de lui un être supérieur : par la seule sensibilité, c’est-à-dire indépendamment de toute intellectualisation, il est possible d’atteindre la Connaissance.
« […]
C’est à l’époque de Noël 1928 que Romain ROLLAND termina son livre fameux sur la vie de RAMAKRISHNA. Dans sa bibliographie, il note comme source principale pour l’histoire de cette vie (qu’il qualifie de fabuleuse), la grande Biographie, compilée d’après les récits de ses disciples et publiée par SWAMI MADHAVANANDA (Life of SHRI RAMAKRISHNA, compiled from various authentic sources) et précédée par une Introduction de GANDHI. Cet ouvrage, publié quarante ans après la mort du Maître (en 1925), l’apôtre de la non-violence l’avait senti utile aux hommes désemparés, par la leçon d’humanité qui s’en dégage:
« Ses paroles sont des pages tirées du Livre de Vie ; elles sont les révélations de ses propres expériences… La vie de RAMAKRISHNA est une « leçon de choses » en AHIMSA (non violence). Son amour ne connaissait point de limites géographiques ou autres. Puisse son divin amour être un inspirateur pour ceux qui liront ces pages ! »
Oui, l’enseignement de RAMAKRISHNA n’est pas un enseignement de philosophe, mais d’amant universel. Il n’a pas écrit. Il a donné sa vie en exemple. Le petit brahmine de KAMARPUKUR n’était pas un homme instruit, un habile dialecticien, un intellectuel de salon, ou même de livre. Il était un doux poète qui conte de façon allégorique des choses charmantes que les enfants, les simples aussi bien que les hommes d’esprit, peuvent comprendre.
On ne cherchera donc pas de système chez lui, pas d’originalité dans la connaissance. Ce qu’il a appris du VEDANTA et des textes sacrés, c’est par son maitre TOTAPURI. Ce qu’il a connu de la vie, c’est l’amour, l’amour de la Divine Mère, l’amour de toutes les manifestations de l’Être, Essence de toutes les choses visibles et invisibles, que ces manifestations soient divines, humaines, animales, végétales, minérales. l aimait tout, se méfiait de ceux qui préféraient l’extase au travail social, à l’acte fait avec amour. Combien de fois cet être de méditation a-t-il détourné ses disciples de SAMADHI, notamment du « NIRVIKALPA SAMADHI », la plus grande Extase. Pour lui, cette jouissance ultime est la récompense finale, celle qui vient lorsque toutes les tâches sont accomplies. Il insiste pour que ses disciples, même et surtout NAREN, choyé entre tous, restent dans le monde, où ils ont beaucoup de choses à faire. Lui a connu l’illumination sans l’avoir désirée et cherchée, comme un don de sa nature. D’autres, la désirant ou la recherchant, pourraient faire fausse route, se tromper de voie et perdre de l’intérêt pour la vie et les travaux à leur mesure. […]
RAMAKRISHNA est un voyant. Il l’est à divers titres, de diverses façons. C’est un voyant de l’Ultime Réalité, comme l’ont été, en d’autres temps et d’autres lieux, THERÈSE D’AVILA, JEAN DE LA CROIX, SIMONE WElL ou RAMANA MAHARSHI, du moins si l’on veut bien admettre que cette vision n’est pas hallucination. De plus, c’est un sensoriel, un artiste. Il se meut aisément dans le monde des images. Il les préfère aux analyses subtiles ou savantes, au langage de la pensée rationnelle. Parfois, ces images, il les trouve dans la tradition de son pays, quelquefois aussi, il les invente. On les découvre dans les notes de M., son disciple, groupées et annotées par Jean HERBERT, notes prises au cours des entretiens du Maître.
Ainsi revient souvent dans ses propos l’histoire de la poupée de sel qui voulut mesurer les abîmes de l’Océan. Ladite poupée arriva au bord de l’eau, contemplant l’infini de l’Océan. Elle était toujours poupée mais un pas de plus, et la voilà perdue, ne faisant plus qu’un avec l’Océan. Pour cela, il lui avait suffi de poser le pied dans l’eau. Le sel qui la composait provenait de l’Océan et elle avait fait retour à l’Océan pour se dissoudre en lui. Comment la pauvre poupée ferait-elle désormais pour expliquer l’Océan, sa source et sa réalité premières ? Elle est fondue en lui. « C’est pourquoi le Grand Mystère défie toutes les tentatives faites pour l’expliquer. L’Absolu, le Non conditionné, ne peut être exprimé en fonction du relatif et du conditionné. L’infini ne peut se décrire dans la langue du fini. »
RAMAKRiSHNA explique ainsi la relation de la créature, de la manifestation et de l’Absolu, non créé, non manifesté, l’Un, l’Unique, BRAHMAN, de quelque nom que l’on veuille l’appeler. Lui, poupée de sel, s’est perdu dans l’immensité de l’Océan par le SAMADHi, et cela si souvent que cette communion avec l’Absolu lui est devenue familière, il s’agit d’un fait d’expérience, non d’une description ou d’une analyse, que n’admettraient d’ailleurs pas les êtres frivoles: « Il est aussi impossible de faire comprendre à un homme frivole ce qu’est l’extase de la communion divine que d’expliquer à un petit garçon la nature des plaisirs conjugaux. » Ceux–ci aussi sont faits d’expérience.
[…]
Un siècle après sa mort ou presque (puisqu’il a quitté son corps en 1886), comment nous apparaît RAMAKRISHNA? Que dire de son enseignement, de son actualité ou de sa permanence ? Comment recevons-nous son Evangile?
Le doux Maître a une telle candeur malgré sa finesse exceptionnelle que les esprits forts pourraient sourire en pensant à ce petit paysan du Bengale, en SAMADHI constant, tombant en extase comme d’autres pourraient sentir la faim ou la soif.
Que ce soit chez le photographe où le conduisent ses disciples, au cours d’une conversation, après avoir chanté des kirtans, des textes sacrés, dans les multiples circonstances de sa vie, on voit le Maître soutenu par ses amis, son neveu dévoué HRIDAÏ, parce qu’ayant abandonné le monde phénoménal pour entrer en communion avec la réalité suprême, nouménale, la chose en soi. Quand il ne trouve pas l’appui bienveillant de leurs bras, il lui arrive de se fracturer le poignet en tombant. Tout cela peut paraître dérisoire, si l’on a quelque doute sur l’authenticité de l’expérience de RAMAKRISHNA. Mais il est hors de question de juger cette dernière si l’on n’a pas quelque approche de la réalité spirituelle. Faire de RAMAKRISHNA un mystificateur, c’est ce qui ne viendrait à l’esprit de personne ; une attitude gardée toute une vie ne saurait être le fait d’une duperie, surtout lorsque l’on connaît la noble sincérité du « Maitre Séraphique ». Mais un halluciné? Combien le verraient-ils ainsi? Il faut bien dire que RAMAKRISHNA lui-même a eu des doutes sur sa propre santé. Il lui fallut l’avis de la « nonne brahmine » sur son cheminement intérieur, l’opinion de deux célèbres pandits, sages par excellence (VAISHNAVCHA RAN et GAURI), le reconnaissant comme avatar de KRISHNA, pour le voir s’écrier « Quelle surprise! Je suis content d’apprendre qu’après tout je ne suis pas un malade. » On ne saurait néanmoins oublier qu’il est homme d’humour.
On a un peu souri aussi sur les goûts d’uraniste du doux Maitre, toujours environné d’hommes, mais d’hommes très jeunes, encore adolescents.
Mais on sait combien il fut et resta chaste. On sait surtout que son rayonnement d’amour était tel que tous ceux qui l’approchèrent en furent impressionnés et, parmi eux, des gens instruits, distingués, supérieurs comme son disciple préféré VIVEKANANDA. Ce n’est pas par hasard qu’un monastère et une mission s’inspirant de son exemple allaient être fondés à sa mort. SWAMI SIDDESWARANANDA, dans le cadre des missions RAMAKRISHNA, devait diriger l’ashram de GRETZ (dans la région parisienne) pendant vingt ans, après l’avoir fondée lors du centenaire de la naissance du Maître. Il affirme que celui-ci voyait, « dans une vision stéréoscopique de l’univers, la totalité de la conscience cosmique dans un brassage continu ».
Quant à son message, il a une valeur d’éternité. Tel que le reçurent ses disciples il y a près de cent ans, tel il peut être reçu de nos jours par ceux pour lesquels, évidemment, il peut avoir une signification. Point n’est besoin, pour cela, de connaître le VEDÂNTA et sa forme la plus stricte, I’ADVAÏTA (« le sans record »), la doctrine de la non dualité absolue, le BRAHMAN, le Un non manifesté, tel que l’a décrit ou plutôt évoqué (car la description est évidemment impossible) SHANKARA, le philosophe du XIIIe siècle. Bien entendu, ces connaissances ne nuisent pas, mais elles ne sont ni nécessaires, ni suffisantes.
Ce qui est nécessaire et suffisant, c’est l’ouverture vers la vie spirituelle, le don du coeur. RAMAKRISHNA les avait et, à partir de là, il a su, comme l’a écrit AUROBINDO, « que toutes les croyances, toutes les doctrines ne sont que des formes diverses, des fragments épars d’une Vérité intégrale, unique ». Sa tolérance, unie à sa piété et à sa force d’amour, en font le maître spirituel qui dépasse les frontières de son pays pour aller vers tous les êtres épris de lumière. Le flambeau, c’est à son disciple préféré, VIVEKANANDA, qu’il devait le confier. A son tour, ce dernier allait donner, avec un accent de conquête propre à sa nature, cet Evangile qui avait été, chez son maître vénéré, un don d’amour total.”
Les carnets du yoga, n°45, janvier 1983, pp. 2-12.