Un auteur et son oeuvre : René Guénon (1886-1951)
Publié le 19 septembre 2003
Extrêmement exigeant dans sa quête initiatique, René Guénon s’applique à pénétrer les sociétés ésotériques européennes de son temps, mais il semblerait que ce soit pour mieux les remettre en question : il détruit ainsi spiritisme, théosophisme et occultisme, en réfutant leurs théories fondatrices.
« […] Lire Guénon, c’est se livrer à une ascèse intellectuelle rigoureuse ; celui qui n’est pas prêt à faire cet exercice ne doit pas entreprendre ce travail. […]
Or les choses ne sont pas si simples, et le premier travail de Guénon est de clarifier d’une façon magistrale le sens de tous le mots clés du vocabulaire « spirituel » des occidentaux, y compris quelques mots de Sanskrits qui ont beaucoup souffert de leur déracinement spirituel…[…]
Ce travail de connaissance théorique se divise en deux parties.La première, qui est purificative, est l’oeuvre critique de Guénon dans laquelle il démonte sans concession l’attirail « intellectuel » du scientisme matérialiste et de son apparent opposé, le néo-spiritualisme. […]
La partie critique de l’oeuvre de Guénon n’est pas une fin en soi, elle n’est que l’introduction nécessaire à un exposé méthodique de certaines doctrines traditionnelles, en particulier dans leur aspect métaphysique qui est la moelle de toute de cette connaissance et qui est le but même de tous les exercices du Yoga.
Les pandits les plus orthodoxes, à qui Alain Daniélou a soumis les ouvrages de Guénon, furent catégoriques: « de tous les Occidentaux qui se sont occupés des doctrines hindoues, seul Guénon en a vraiment compris le sens » (Chacornac).
Les doctrines traditionnelles, contenues synthétiquement dans certains symboles, sont de nature à servir de support de méditation.
[…]
On comprendra qu’une biographie de Guénon n’a pas grand intérêt puisqu’il est hors de question de mettre son enseignement métaphysique en relation de dépendance avec les événements de sa vie. S’il y a une relation entre la vie et l’oeuvre, c’est dans le sens où la vie fut au service de l’oeuvre, elle n’est pas l’explication de l’oeuvre, elle en est une illustration tout au plus. Mais si cette vie fut exemplaire, Guénon n’a pas voulu la donner en exemple. Dans toute son oeuvre aussi bien que dans son énorme correspondance il reste muet sur lui–même. « La personnalité de René Guénon ne nous intéresse pas » a-t-il répondu à quelqu’un qui le pressait de questions biographiques.
[…]
Arrêtons-nous un instant car il y a un problème de méthode lorsqu’on aborde une vie aussi délibérément cachée que celle de Guénon. Prétendre tout expliquer à partir du peu que l’on connaît serait d’une incroyable présomption et ce serait, d’ailleurs, vouloir faire sortir le plus du moins. En effet, si l’on compare les écrits de Guénon avec ceux d’auteurs antérieurs ayant abordé certains thèmes « guénoniens », comme le fait Jean Pierre Laurant, on est frappé par l’irréductibilité de son oeuvre à ce qui ne peut être considéré comme une source. L’utilisation de la méthode psychologique et de la méthode historico-matérialiste à propos d’une oeuvre d’une telle hauteur a quelque chose de grotesque. Plusieurs ont pourtant donné dans ce genre.
[…]
Notre méthode consistera â exposer le point de vue de Guénon lui-même sur ce qu’il dit être « sa mission », et aussi certains points de son enseignement qui, bien que présentés d’une façon tout à fait générale, pourraient aussi s’appliquer à lui.
Guénon ayant toujours refusé très clairement d’avoir des disciples, il n’existe aucune biographie « officielle » de lui. C’est la force de la vérité qu’elle communique qui fait vivre son oeuvre, et non une école ou une institution quelconque.
Donc, peu de temps semble-t-il après son arrivée à Paris, Guénon entra dans le mouvement occultiste. « Ce mouvement datait déjà de 1888 et avait pour chef incontesté le docteur Encausse qui, sous le pseudonyme de Papus, dirigeait alors le groupe indépendant d’études ésotériques dont dépendait l’École Hermétique » (Chacornac). II se fit admettre dans toutes les organisations qui se groupaient autour du mouvement.
A propos de cette période Guénon devait écrire en Mai 1932: « Si nous avons dû, à une certaine époque, pénétrer dans tels ou tels milieux, c’est pour des raisons qui ne regardent que nous seul.
Toujours est-il que quatre ans après son arrivée à Paris, il rompait avec l’occultisme papusien d’une façon spectaculaire, que Chacornac rapporte dans sa biographie « Lors du congrès Spiritualiste et Maçonnique de 1908… René Guénon était présent comme secrétaire du bureau, Il se tint sur l’estrade d’honneur, revêtu de son cordon. Ce fut là sa seule participation au Congrès. Il s’en retira, choqué par une phrase, dite par Papus, dans son discours d’ouverture : « Les sociétés futures seront transformées par la certitude de deux vérités fondamentales du spiritualisme: la survivance et la réincarnation ».
Commentant celte opposition radicale de Guénon à l’occultisme, Jean Robin écrit « Personne en Occident, et surtout pas les occultistes, à quelque mouvement qu’ils appartinssent, n’aurait pu démontrer à un néophyte l’erreur métaphysique de la réincarnation, qui était à l’époque, et qui est toujours dans nombre de cercles néo-spiritualistes, une notion de base, une croyance tout à fait établie ». Comme il est hors de question que Guénon ait « réinventé » la métaphysique comme Pascal les premières propositions d’Euclide, et que cela, d’ailleurs, s’opposerait à ses propres affirmations, il faut en conclure qu’il avait dès cet âge reçu un enseignement métaphysique traditionnel.
En 1909, il écrivit: « Le tort de la plupart de ces doctrines soi-disant spiritualistes, c’est de n’être que du matérialisme transposé sur un autre plan, et de vouloir appliquer au domaine de l’esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le monde physique. Ces méthodes expérimentales ne feront jamais connaître autre chose que de simples phénomènes, sur lesquels il est impossible d’édifier une théorie métaphysique quelconque, car un principe universel ne peut pas s’inférer de faits particuliers. D’ailleurs, la prétention d’acquérir la connaissance du monde spirituel par des moyens matériels est évidemment absurde; cette connaissance, c’est en nous-mêmes seulement que nous pouvons en trouver les principes, et non dans les objets extérieurs ».
Nous avons là, en trois phrases, une véritable synthèse de l’oeuvre guénonienne, tout y est en germe dès le départ.
Juste après ce fameux Congrès Spiritualiste de 1908 Guenon demanda à Fabre des Essarts qui, sous le nom de Synésius, était patriarche de l’Église Gnostique, d’être admis dans son organisation. En 1909 il fondait la revue « la Gnose ». Ce fut dans les premiers numéros que parut le premier texte publié de Guénon, sous son nom gnostique de Palingénius. Le titre était « le Démiurge ». Cet article montre d’emblée sa maîtrise. « Ce qui est à retenir, c’est qu’il témoigne déjà d’une connaissance très sûre de la métaphysique hindoue dont les thèmes essentiels sont mis en lumière, appuyés par des textes de Sankarâchârya » (Chacornac). Il publia dans ce journal la première rédaction du « Symbolisme de la Croix », l’essentiel de « l’Homme et son devenir selon la Vedanta » et de nombreux articles sur les « Principes du calcul infinitésimal » et sur la « Franc-Maçonnerie », ainsi que sur les « Conditions de l’existence corporelle »: autant dire tout l’essentiel de son oeuvre à venir. […]
[…] il devait fonder et diriger à partir de 1908 un Ordre du Temple Rénové (O.T.R.), obéissant à des « communications par écriture directe » que reçurent plusieurs membres de l’Ordre Martiniste. L’OTR se voulait une résurgence de l’Ordre du Temple détruit par Philippe le Bel six siècles plus tôt.Mais dès 1911 les « Maîtres Inconnus » qui dirigeaient l’organisation ordonnèrent à Guénon de dissoudre l’O.T.R, ce qu’il fit. Nous rencontrons la, une fois encore, un point d’interrogation qui ne sera sans doute jamais complètement levé.
A ce propos nous pouvons citer une hypothèse, émise par Michel Vâlsan, qui lut, avec Coomaraswamy, le collaborateur de Guénon auquel celui-ci exprima la plus vive et constante sympathie. Michel Vâlsan évoque « la possibilité qu’une initiation proprement occidentale, mais n’existant plus en Occident, se réactualise dans un milieu intellectuel propice, avec des moyens appropriés. […]
A la même époque que son travail dans la Gnose et que la fondation de l’O.T.R., Guénon fut admis à la Loge Thébah, relevant de la Grande Loge de France, Rite Écossais et Ancien Accepté. Il y resta en activité jusqu’à la guerre de 1914, qui mit les loges en sommeil. Ensuite il ne cessa de s’intéresser a la Maçonnerie, dont il ne fut jamais exclu.
Dans ces milieux gnostiques ou occultistes Guénon rencontra deux hommes qui eurent une certaine influence sur son cheminement. L’un d’eux fut Albert Puyou, comte de Pouvourville. Il avait rempli au Tonkin des fonctions militaires et administratives. Connaissant le chinois, il reçu l’initiation Taoïste sous le nom de Matgioi. Ses deux ou-vrages principaux sont « La Voie Métaphysique » et « La Voie Rationnelle », auxquels Guénon fait référence dans le « Symbolisme de la Croix ». En matière de Taoïsme, Chacornac affirme que Guénon reçu plus que Matgioi, ce qui implique, pensons-nous, qu’il fut initié. Il avance même le nom du Tong-Sang Luat, fils cadet du « Maitre des Sentences », comme ayant été l’un des Maîtres chinois de Guénon. Cela, en tout cas, est en accord pour l’essentiel avec les affirmations de Guénon lui-même.
L’autre homme qui eut une influence sur Guénon fut John Gustaf Aguélii, peintre suédois au destin énigmatique. Son nom d’artiste était Ivan Aguélii, il peignait entre autres des « poèmes en couleur » inspiré par Baudelaire. Aguélii avait un don pour l’étude des langues: sa vie vagabonde comporta un séjour d’un an en prison, temps qu’il employa à l’étude de l’hébreu, de l’arabe et du malais. Il appris ensuite l’hindoustani et le sanskrit.Vers 1897 il devint musulman, il rencontra en Egypte le Sheikh Elish Abder Rahman el Kébir (Le serviteur du Dieu grand), un des hommes les plus célèbres de l’Islam dans l’ordre exotérique aussi bien qu’ésotérique. Ce Sheikh l’initia au Taçawwuf et Ivan Aguélii devint ainsi Abdul -Hâdi, et « Moqqatem » de son initiateur, c’est-à-dire son représentant et initiateur lui–même. Abdul-Hâdi fut le collaborateur de Guénon-Palingénius dans la Gnose. Comme il le précisa lui-même, Guénon reçu l’initiation islamique en 1912 soit à l’âge de 26 ans. On suppose qu’Abdul-Hâdi fut son initiateur.
[…]
Nous avons vu qu’en 1912 Guénon reçu l’initiation islamique. C’est cette même année qu’il se maria catholiquement avec une jeune femme de 29 ans, Berthe Loury, cultivée et musicienne, dont la famille possédait un domaine « Le Portail « , près de Chi-non. […] Plusieurs personnes se sont choquées de ce double rattachement de Guénon: au Catholicisme sur le plan familial par son mariage et son éducation, et au soufisme sur le plan initiatique et personnel; d’autant plus qu’il semble bien que sa femme ait toujours ignoré cette initiation; mais il n’y avait rien là que de très normal. Ayant à faire en France il devait y rester et ce ne pouvait être que comme Catholique, étant donné qu’il reconnaissait dans l’Église Catholique la seule organisation exotérique traditionnelle que possède encore l’occident. Quant à sa vie personnelle, il était légitime qu’il adhéra au soufisme puisque l’Occident ne proposait plus en matière d’ésotérisme (du moins selon ce qu’il en avait vu, car il ne ferma jamais la porte à certaines possibilités) qu’une Maçonnerie dégénérée, et d’ailleurs limitée aux petits mystères, c’est-à-dire au développement des possibilités proprement humaines de l’être. Le soufisme n’était pas ainsi limité.
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De nombreuses raisons sans doute ont fait que Guénon a choisi le soufisme pour sa voie personnelle. On a invoqué l’adaptation de l’Islam aux conditions de la vie contemporaine, due au fait qu’il s’agit de la dernière tradition révélée. Mais de toute façon Guénon ne pouvait pas devenir Hindou, bien que son oeuvre s’appuya surtout sur la doctrine hindoue, à cause de sa grande richesse et clarté et à cause de sa proximité avec la Tradition Primordiale, dont il fut lui-même une sorte de témoin. En effet, comme M. Jean Herbert l’écrivait en 1951 « on peut naître Hindou et l’on peut aussi perdre cette qualité, mais on ne peut ni devenir Hindou ni même le redevenir si on a cessé de l’être, pas plus qu’on ne peut devenir nègre ».
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Guénon « avait acquis a certitude qu’il y avait, de par le monde, des groupes qui s’efforçaient consciemment de jeter le discrédit sur tout ce qui subsiste d’organisations traditionnelles, qu’elles soient de caractère religieux ou de caractère initiatique »(Chacornac). La technique employée consistait à développer des contrefaçons grotesques de ces organisations en les faisant passer pour l’original afin de les discréditer, puis d’opposer ce qui devait normalement être complémentaire. Le résultat fut une Maçonnerie anti-cléricale et un Catholicisme anti-initiatique. La restauration traditionnelle à la fois exotérique et ésotérique à laquelle travailla Guénon le plaçait entre le « marteau et l’enclume ». C’est ainsi qu’il fut conduit à écrire dans la « France Anti-Maçonnique », pour critiquer la tendance politique et moderniste des Maçons contemporains et les réorienter vers l’initiation véritable; et qu’il dû, lui le soufi, défendre la légitimité et la régularité traditionnelle de l’Eglise Catholique.
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Le 15 janvier 1928 René Guénon eut la douleur de perdre sa femme, emportée par une méningite. Neuf mois après, sa tante Me. Duru mourrait. Six mois après, la mère de sa nièce Françoise revint chercher sa fille [qu’il avait élevée jusqu’alors, avec sa femme], qui avait alors quatorze ans. Il se retrouvait aussi seul familialement qu’intellectuellement.
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En mars 1930 Guénon toucha la terre d’Égypte accompagné de la personne qui avait fondé les éditions Véga. Ce voyage d’une durée limitée devait servir à collecter puis traduire des textes islamiques. En fait Guénon prolongea son séjour jusqu’à le rendre définitif.
Ce retrait de Guénon au pied des Pyramides est l’un des grands points d’interrogation de sa vie. II s’explique assez facilement par le fait que Guénon avait épuisé tous les contacts possibles en Occident aussi bien du côté exotérique que du côté ésotérique. […]
II faut dire et redire, car c’est un des points sur lesquels les fausses informations, pas toujours innocentes, circulent le plus, que cette « fuite en Égypte », ce retrait au désert ne doit pas être interprété comme une condamnation définitive de l’Occident. Si cela était, Guénon aurait cessé d’écrire, or il n’a jamais tant écrit et dans tous les milieux. Déjà en France, ses relations dépassaient largement les frontières.
[…]
Il est évident qu’une des raisons qui décida de l’implantation de Guénon en Égypte fut qu’il trouva là, un lieu favorable à son propre cheminement spirituel. On sait qu’il pratiqua scrupuleusement les rites exotériques et ésotériques de l’islam, qu’il utilisa les lieux propices à ces rites, priant tous les matins devant le tombeau du saint dans la mosquée de Seyidna el Hussein. Quant au niveau spirituel qu’il atteignit, c’est là son secret. Tout ce qu’on peut dire c’est que Ramana Maharshi lorsqu’il parlait de lui l’appelait « the great soufi » ce qui dans sa bouche voulait bien strictement dire « le grand initié ».
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« Guénon vivait au Caire discrètement, n’ayant aucune relation avec le milieu européen: il n’était plus le français René Guénon, mais le Sheikh Abdel Wahêd Yehia (Le Serviteur de l’Unique Jean) ayant adopté us et coutumes de sa nouvelle patrie » (Chacornac).
[…]
En juillet 1934, le Sheikh Abdel Wahêd Yehia épousa la fille aînée du Sheikh Mohammad Ibrahim; il devait par la suite devenir égyptien pour assurer plus d’unité à sa famille. Guénon et sa femme allèrent habiter une villa près des pyramides, qu’il baptisa « Fatma », par affection pour son épouse dont c’était le prénom. Dans son cabinet de travail, outre un bureau et une bibliothèque soigneusement rangée, on remarquait trois inscriptions en arabe sur les murs: Derrière lui « Plus tu seras reconnaissant et plus tu seras comblé », à droite « qu’est–ce que la victoire, sinon celle qui vient de Dieu », et à gauche « Allah est Allah et Mohammed est son Prophète ».
En 1944, Guénon eut la joie de voir naître une première fille, Khadija.
[…]
En décembre 1950, il dut cesser tout travail. Le 7 janvier 1951 au matin, il déclara que c’était la fin. Il dit à sa femme, qui fut admirable de dévouement auprès de lui, qu’il désirait que son cabinet de travail fut maintenu avec ses meubles tel quel, et qu’invisible, il y serait quand même. Vers vingt deux heures il se dressa sur sa couche en s’écriant: « El Nafass Whalass » (l’âme s’en va). A vingt trois heures il mourut. Ses dernières paroles furent: « Allah, Allah ». […]”
Les carnets du yoga, n°19-20, juillet et août 1980, pp. 2-47.