Un auteur et son oeuvre : Saint-Grégoire Palamas (1296-1359)
Publié le 19 septembre 2003
Alors que le yoga dissout l’unicité de la personne dans l’Unité suprême, l’hésychasme envisage une relation personnelle et sensible de l’homme à Dieu. Saint-Grégoire Palamas parle même de déification de l’homme transfiguré, déification qu’il entend comme participation à la vie divine au sein de la Sainte Trinité.
« Lorsque Claude Peltier me demanda de présenter un Maître spirituel, je pensai d’emblée au grand Saint byzantin trop mal connu chez nous et dont l’enseignement me parait être un « pont de lumière » entre l’Orient et l’Occident. […] St Grégoire se rattache à notre Occident chrétien par son « christocentrisme » et sa vision d’un Dieu personnel, mais il refuse les spéculations intellectualistes et les accentuations « doloristes » de certaines théologies occidentales qui insistent beaucoup plus sur les souffrances du Christ en croix que sur sa résurrection. Dieu n’est-il pas parfois devenu chez nous un principe intellectuel totalement sec ou bien une réalité « humaine trop humaine » (pour reprendre l’expression de Nietzsche) ? Nous avons eu tendance à « rapetisser » le divin à notre mesure, et l’on comprend mieux la critique athéiste (Feuerbach, Marx…), qui ne touche en fait que ce « dieu a notre image » et non le « Dieu vivant »…
St Grégoire fut nommé le « Docteur hésychaste » : son oeuvre la plus connue, « Les Triades pour la défense des Saints hésychastes » (que nous abrégerons désormais par T.) constitue un exposé « monumental » et très précis de l’expérience hésychaste. Mais qu’est-ce que l’hésychasme? Ce mot vient du grec « hésychia » et ce terme signifie « calme, tranquillité ».La définition de l’hésychasme rejoint celle du yoga, « pacification des vagues du mental » (premier Sutra de Patanjali), mais il faut ajouter: « dans le rayonnement (la lumière transfiguratrice) de la Présence divine (qui revêt un caractère personnel) » […]
Vers 1337 survient l’épisode le plus important de la vie de Palamas: sa controverse avec Barlaam. Originaire d’Italie, ce savant-philosophe s’attaque aux pratiques des hésychastes qui affirment « voir Dieu » (avec leurs sens transfigurés). Pour Barlaam, on ne peut « connaître » Dieu qu’à partir des créatures, en cherchant leur cause (théologie positive) ou en niant leurs propriétés (théologie négative); dans les deux cas, il s’agit d’une activité intellectuelle. St Grégoire rédige alors les « Triades » dans lesquelles il prend la défense de l’hésychasme en proclamant la légitimité d’une vision (supra-intellectuelle) de Dieu. L’enjeu de cette « querelle » peut être résumé de la façon suivante: idée (intellectuelle) de Dieu à partir de l’étude des créatures (Barlaam) ou bien : perception du monde créé à partir de Dieu (dans la lumière d’un Dieu perçu directement). Deux conciles orthodoxes réunis en 1341 donneront « raison » à Grégoire qui sera nommé archevêque de Thessalonique. Mon en 1359, il sera canonisé peu après (1368). II est vénéré comme « le flambeau de l’orthodoxie » et le « modèle des moines ».
[…]
Pour St Grégoire, la théologie n’est pas un système clos élaboré par la raison: elle s’inscrit dans un vécu contemplatif, au-delà des élaborations du mental analytique. Or la « raison raisonnante » fonctionne d’après les lois de la logique, basées sur le principe de non–contradiction si bien mis en évidence par Aristote: « il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas, en même temps, au même sujet » (Métaph, Livre Gamma). Nous sommes ici en présence d’une logique de l’exclusion des contradictoires. Cependant, pour Grégoire « il est propre à toute théologie qui veut respecter la piété d’affirmer tantôt une chose, tantôt une autre (contraire) lorsque les deux affirmations sont vraies » (P.G. t. CL 1205). Nous voici au-delà du principe de non-contradiction: le Divin ne se laisse pas « mettre en boite » par nos schémas logiques: en Lui, les contraires se touchent comme deux parallèles qui se rejoignent à l’infini. Il peut être en même temps x et y (contraire de x). Ainsi, comme nous le verrons, Dieu est à la fois un et multiple (Trinité), le Même et l’Autre (pour nous). Cette « coïncidence des opposés » (expression de Nicolas de Cues) fait éclater les cadres rationalistes de notre mental: elle rappelle les koans zen mais aussi les interrogations les plus récentes de la science par rapport à une réalité qui semble de plus en plus se dérober face aux constructions de notre raison, et qui obéirait donc à une « méta-logique ». Pour Saint Grégoire, seul un nouvel organe émergeant, tel un astre lumineux, au–dessus de l’horizon fermé du rationalisme, peut percevoir « concrètement » la réalité divine qui englobe les contradictoires: il l’appellera « l’intelligence supra-intellectuelle » (noûs uper noûn).Cette appellation nous fait penser à la conscience supra-mentale d’Aurobindo qui est « une pensée assez grande pour pouvoir contenir ses propres contraires » (Synthesis of yoga, p. 377).
La très sainte Trinité de la Révélation chrétienne est souvent devenue un dogme abstrait et incompréhensible puisque précisément elle illumine une contrée cachée par les contreforts montagneux de notre raison. Pour le Docteur hésychaste, elle est l’objet d’une expérience contemplative supra-intellectuelle, dans laquelle le Divin est vu au-delà de l’opposition mentale entre l’un et le multiple. Dieu n’est ni la multiplicité source de scission et d’opposition, ni l’unité fermée sur elle-même par exclusion (bloc de granit impénétrable) ou par inclusion (océan uniforme absorbant toute distinction par engloutissement). Il n’est pas une idole forgée sur mesure par notre raison mais une unité non-totalitaire au sein de laquelle il est possible de respirer sans se noyer. Ce Dieu uni-trinitaire est à la fois l’unité absolue (indivisible) et la différence totale des trois Personnes, infiniment distinguées (dans les deux sens de ce mot: distinct et noble) puisque chacune est unique.
[…]
Les hésychastes font l’expérience d’une union totale avec la Divinité et, simultanément, d’un Dieu qui reste entièrement « imparticipable », au-dessus d’eux « tout entier, iI se manifeste et ne se manifeste pas tout entier, Il est participable et imparticipable » (De la participation à Dieu, Coisl. 99). Nous retrouvons ici la coïncidence des opposés, inaccessibles à notre raison régie par le principe de non-contradiction. Comment exprimer cette expérience de relation au Divin? Comment rendre compte à la fois de la transcendance de Dieu (« nul n’a jamais vu Dieu » dit St-Jean) et de la possibilité de Le contempler en partageant sa vie (« heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu »). Pour nous éclairer sur la vraie nature de la déification, Saint-Grégoire utilise l’image du soleil : « c’est un autre Soleil qui donne ce jour, un Soleil qui luit de la vraie lumière et transforme en autres soleils ceux qui communient à cette lumière » (T. 3, 1,34). « La lumière du soleil levant a pour symbole la clarté de l’aurore. Nous connaissons la lumière du soleil, elle est accessible à la vue; pourtant absolument personne ne peut regarder en face le disque solaire et son éclat est à peu près invisible (T. 3, 1,20) ».
Le Docteur hésychaste est donc amené à distinguer en Dieu l’essence invisi-ble (le disque solaire) et les énergies visibles auxquelles on peut participer (les rayons du soleil) […]
Il nous faut maintenant nous arrêter quelques instants sur ce nouvel organe que présuppose la déification. La vision de Dieu, en effet, n’est possible que par une modification de notre état de conscience, une renaissance de nos facultés en Dieu: « à moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jean 3, 1).
a) Cette faculté de contemplation est d’abord une intelligence supra-intellectuelle: il s’agit de « comprendre supra-intellectuellement » (riper viciai noein T. 2, 3,47) et « cette lumière ne provoque pas l’activité de l’intelligence:
c’est là ce que nous appelons « intellection supra-intellectuelle » en voulant dire par-la qu’un homme, possédant une intelligence et des sens, voit mais d’une façon transcendante à l’une comme aux autres (T. 3, 1,36). Ce texte nous indique que l’intelligence doit devenir passive, réceptrice. Nous ne sommes donc pas ici en présence d’une élaboration conceptuelle (système philosophique), ni d’une visualisation : notre imagination ne crée rien, elle se tait et devient pure réceptivité. En effet, si la vision de Dieu résultait d’une activité intellectuelle ou imaginative, nous pourrions « forcer » à tous moments le Divin à venir nous rendre visite: il suffirait d’y penser. Mais le Dieu que nous imaginons ou que nous concevons n’est pas le Dieu vivant accueilli dans le silence. Plutôt que de forger une idole à notre image, il faut nous laisser recréer à l’image de Dieu. Or cette passivité de l’intellect ne peut être qu’une sensation: « il existe une vision dépassant toute activité intellectuelle et nous l’appelons « vision supra-intellectuelle » (orasin uper noûn ; T. 2, 3,48).
b) Sens intellectuels: « comment appellerons-nous cette faculté qui ne dépend ni de l’activité des sens, ni de celle de l’intelligence? – C’est une sensa-tion intellectuelle et divine (aïsthesis noèra). Il ne faut la considérer ni comme une sensation, ni comme une intellection, car l’activité de l’intelligence n’est pas une sensation et la sensation n’est pas une intellection. La « sensation intellectuelle est donc différente par rapport aux deux (T. 1, 3,26) ». Nous pouvons donc parler d’une synthèse de l’intelligence et des sens réunis dans le coeur. […]
c) Sens spirituels (transfiguration dans l’Esprit-Saint) : mais cette unification des sens et de l’intelligence se fait dans la lumière (ou dans le Souffle) de l’Esprit-Saint (qui est Dieu). Lorsque l’intelligence et les sens (physiques) sont purifiés et retirés dans le coeur, l’esprit de Dieu peut alors descendre sur l’homme et transfigurer ses facultés en leur insufflant une vie nouvelle: « si un homme rassemble comme il convient les puissances de son âme, s’il se purifie de toute volonté propre et si, d’autre part, il se surpasse et reçoit en lui-même l’Esprit qui vient de Dieu et connaît les choses de Dieu, comment cet homme ne verrait-il pas par l’Esprit la lumière invisible? (…) Cet homme, en effet, reçoit des yeux spirituels. Il peut ainsi voir l’Invisible et penser l’Incompréhensible (T. J, 3,16) ». La conscience supramentale présuppose donc l’acquisition de « sens spirituels” qui sont, comme leur nom l’indique, les sens mêmes de l’Esprit-Saint. En effet, comment les organes humains (qui sont créés) pourraient-ils percevoir un Dieu incréé? « Toute chose se fait connaître par ce qui lui est semblable (T. 2, 3,27) ». On ne peut donc contempler Dieu que par Dieu (T. 2, 3,52), c’est-à-dire dans l’Esprit-Saint, ce grand alchimiste de nos facultés. Nous voici donc mieux à même de comprendre cette parole de Saint-Séraphin de Sarov qui résume tout son enseignement: « c’est dans l’acquisition de cet Esprit de Dieu que consiste le vrai but de la vie chrétienne »(entretiens avec Motovilov).
L’Esprit-Saint n’est pas une abstraction dogmatique ni une métaphore poétique, comme nous le montre l’étymologie de son nom : en grec, l’esprit se dit « pneuma » ce qui signifie avant tout « le souffle » (pensez aux mots « pneumonie » ou « matelas pneumatique ». Dans le mot « respiration », vous retrouvez d’ailleurs le terme latin « spiritus » qu’on traduit ordinairement par « esprit ». Il faudrait donc parler de « Souffle-Saint » (plutôt que d’Esprit–Saint) pour mieux mettre en valeur cette relation entre le spirituel et le respiratoire.
Le corps participe lui aussi à la déification:
Pour le chrétien, le corps n’est pas (ou en tous cas ne devrait pas être) un objet de mépris: « le Verbe s’est fait chair » (Jean 1,4); Le Christ s’est non seulement incarné dans un corps, mais, après sa crucifixion, il ne s’est pas désincarné (ni réincarné); son Corps a été transfiguré dans la résurrection. […]
[…] l’oeuvre capitale de Saint-Jean, « L’Echelle Sainte », exerça une profonde influence sur les hésychastes; c’est l’un des textes classiques le plus souvent cité par St Grégoire.
Ce symbolisme de l’échelle signifie-t-il que l’homme, par un effort prométhéen, s’élève par lui-même jusqu’au Divin, comme dans une certaine conception du yoga? – Certainement pas. Dieu ne se prend pas d’assaut et on ne peut l’obliger à venir nous rendre visite car « l’Esprit souffle où il veut » (Jean 3, 8). Et Palamas de citer St Maxime « un esprit humain n’aurait pu s’élever jusqu’à recevoir l’éclat divin, si Dieu lui-même ne l’avait exalté et illuminé de lueurs divines » T. 1, 3,7). Quel est alors le travail de l’homme ? Il doit nettoyer son temple intérieur afin que l’hôte divin puisse venir demeurer en lui: « toute vertu qui est à notre portée met en effet celui qui la pratique dans des dispositions favorables pour l’union divine mais c’est la grâce de Dieu qui accomplit l’union mystérieuse elle-même » (T. 3, 1,17).
Les Pères ont appelé « synergie » (travail en commun) cette collaboration de Dieu et de l’homme en vue de la déification: elle est un juste milieu entre une optique occidentale (augustinienne) de la grâce divine (Dieu fait tout; Il choisit qui Il veut) et un certain yoga où l’homme s’en va « décrocher la lune » par son seul travail… La différence entre ce yoga et l’hésychasme peut être résumée par cette alternative « respiratoire » : inspirer en se laissant inspiré par les énergies divines (hésychasmes) ou bien inspirer en prenant ces énergies. Il ne s’agit pas d’un simple jeu de mots. La synergie des hésychastes implique donc une « inspiration inspirée », un lâcher-prise dans la prise (comme l’enseigne si bien Roger Clerc dans le yoga de l’énergie). Le contemplatif ne capture pas Dieu: il Le capte. Il se « branche » sur le divin en préparant son antenne (travail de l’homme) mais c’est Dieu qui émet la musique: L’homme est la flûte et le Seigneur de l’univers (le « Saint–Souffle ») est le flûtiste qui souffle délicatement et amoureusement dans l’instrument. Sans flûtiste, il n’y a bien évidemment pas de musique mais sans flûte, rendue « perméable » à l’expir divin, aucune mélodie ne pourra se manifester. Telle apparaît cette collaboration (synergie) divino-humaine.
[…]”
Les carnets du yoga, n°54, décembre 1983, pp. 2-20.