Le Monde du Yoga

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Un espace d’expérience

par Pascale BRUN | Publié le 29 juillet 2005

La petite Camille n’a pu continuer à peindre que lorsqu’elle a senti que le résultat importait peu. Cet exemple montre bien que le fait de se détacher du fruit des actions, comme l’enseigne le Yoga, débloque la créativité et permet un apprentissage et un enseignement fructueux et constructifs.

Ma pratique d’enseignante à 1’Ecole Française de Yoga m’a amenée à me poser une question pédagogique qui me paraît essentielle : comment accompagner un élève de façon à ce qu’il puisse expérimenter ce qu’on lui propose sans être sous la pression et la contrainte d’un résultat à obtenir, comment l’aider à dépasser ses sentiments d’échec afin de soutenir sa motivation?

Pour tenter de répondre à cette question je ferai référence à mon expérience de l’enseignement du Yoga mais aussi des Arts Plastiques auprès d’enfants du primaire ; je m’appuierai également sur mon expérience vécue en « Kreativ-therapie » auprès de thérapeutes du centre Dürckheim.

La Thérapie Initiatique de K. G. Dürckheim repose sur quatre piliers : à côté de la pratique méditative, psychothérapique et psycho-corporelle, la « Kreativ-Therapie » se propose, à travers le dessin, la peinture ou le travail de l’argile, de mettre en contact la personne de l’élève avec sa propre profondeur. Dans la Thérapie Créative, la pratique n’est pas d’ordre esthétique mais relève d’un processus créateur. Le sujet travaille souvent les yeux fermés en utilisant sa main gauche aussi bien que sa main droite, pour éviter de soumettre sa réalisation à un regard objectivant, ou plutôt afin de suspendre celui-ci pour se laisser guider de l’intérieur.

Pour l’enseignante que j’étais, lors de ces sessions, il s’est agi là d’un véritable désapprentissage. Il m’a fallu mettre à distance les références et les modèles acquis, suspendre mon jugement et me mettre en état de disponibilité et d’ouverture afin de laisser émerger une voie authentique. Cela supposait un fond de quiétude et de confiance.

Je vais illustrer mon propos avec l’exemple de Camille, 7 ans, en classe de CE 1.

Pour ce cours de dessin, le « pré fleuri » était le thème de la séance. La consigne portait d’une part sur la gestualité (fluidité du mouvement de l’herbe…) et d’autre part sur la recherche des contrastes (clair/foncé, mouillé/sec… ). La peinture était à réaliser directement au pinceau et à la gouache.

Toutes les élèves avaient commencé à peindre depuis un moment, quand Camille s’exprima tout haut, sans autorisation, pour dire sa difficulté : « J’y arrive pas, c’est pas beau, je voudrais recommencer. »

Camille était affalée sur sa chaise, enroulée, faisant la moue, de mauvaise humeur, découragée.

Comment pouvais-je réveiller et relancer sa motivation ?

Je lui proposai non pas de recommencer mais de persévérer. C’est en continuant que son dessin allait se transformer.

En m’adressant à toute la classe je pris l’exemple du conte de La Belle et la Bête comment la Bête par amour pour la Belle finit par se transformer en un beau prince.

Camille faisait toujours la moue.

Je lui fis différentes propositions qui ne portaient pas directement sur le contenu du dessin :

– Se mettre debout pour peindre.

Aucune réponse.

– Décoller son dos du dossier et se redresser.

Toujours pas de réponse.

– Mettre sur sa tête un petit sac de sable.

Tout de suite, elle se leva et vint chercher le sac avec moi. Elle se le posa sur la tête, revint à sa place en marchant fièrement, s’assit et se remit à peindre tout en gardant le sac de sable sur sa tête.

– Veux-tu que je t’aide ? lui demandai-je.

– Oui.

Je mélangeai avec elle des couleurs et l’aidai à esquisser quelques herbes.

– Voilà, maintenant tu peux te débrouiller seule.

Camille termina de façon autonome sa peinture en silence. À la fin je lui demandai si elle était contente. « Oui », me répondit-elle.

Camille est une enfant en demande affective, qui sort facilement du cadre. Chez elle, les limites ne sont pas bien définies. Elle est en même temps généreuse, enthousiaste et joueuse. Elle aime le défi.

Le petit sac de sable sur la tête lui a permis:

– de retrouver son axe

– d’être plus cadrée, plus contenue

– d’être plus sécurisée

– d’être plus concentrée

– de reprendre confiance

– de libérer son geste

Que ressort-il de cette expérience?

Le sac de sable me paraît être garant de l’attention que je lui porte et qui la soutient. Un lien singulier a été établi avec elle, la sortant de l’anonymat. Mon intervention n’a pas porté sur le contenu de la peinture de Camille, mais sur le contenant. Un cadre suffisamment sécure a été installé de façon à ce qu’elle puisse ouvrir un espace de jeu et s’aventurer dans la réalisation de sa peinture sans se préoccuper d’un résultat immédiat. C’est ce cadre qui lui a permis de mener son expérience à terme.

Camille a pu mettre en suspens le désir de réussir à tout prix et se donner « le droit à l’erreur » ou plutôt « le droit à l’errance » au sens de « s’aventurer ». Pour cela il lui a fallu se rendre capable de persévérer et de dépasser ses propres découragements.

Enseigner, c’est donc aussi préserver un espace « hors jugement », un espace d’expérimentation. Ceci demande à l’enseignant certaines qualités d’écoute et de disponibilité. C’est « l’attention à l’autre » qui va permettre de compenser les discontinuités, les failles que l’élève peut ressentir.

C’est ainsi qu’il me semble important de distinguer un temps d’expérimentation d’un temps d’évaluation. La possibilité de mener une expérience n’exclut pas la possibilité ultérieure de l’évaluation.
En ce qui concerne Camille, le regard qu’elle va porter sur sa réalisation sera établi à l’issue d’une expérience aboutie, mûrie, vécue et menée à terme. Mon évaluation en tiendra compte, tout

en essayant d’apprécier au plus juste les qualités de sa peinture.

À l’Ecole Française de Yoga, les tests pédagogiques en fin de 3e année et le mémoire en fin de 4e année de formation sont les épreuves qui valident le diplôme d’enseignant. Quelle serait la valeur de ce diplôme si l’élève n’avait pu à travers ses propres hésitations, ses peurs et ses élans se rencontrer au cour de la pratique? S’il avait acquis une technique sans se l’approprier?

Alors que l’élève est engagé dans une dynamique de recherche, l’enseignant met son savoir-faire, sa créativité, son expérience et sa capacité à dépasser ses propres erreurs au service de celui-ci.

Que ce soit en cours individuel ou collectif, son état de disponibilité et de présence attentive va favoriser l’émergence d’un cadre où l’autre pourra advenir à lui-même. Et cela au nom du yoga, qui fait tiers.

La Bhagavad-Gîtâ propose de « se détacher du fruit des actions (1) ». Son enseignement est au cour de la pratique du yoga. Demeurer dans la posture dans un esprit de lâcher-prise permet de vivre le moment présent, dans l’ouverture et l’accueil au Tout Autre.

Finalement, « réussir » n’est-ce pas tout simplement être en chemin ?

Revue Française de Yoga, N°31, « Transmettre. », janvier 2005, pp.113-116.

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