Une introduction au sanskrit
Publié le 22 septembre 2003
L’étude du sanskrit révèle une langue particulièrement riche, tant par la variété de ses sons et de son alphabet que par son chargement symbolique. L’ancienneté de cette langue, loin d’être source de simplification et d’appauvrissement, lui a au contraire permis de véhiculer fidèlement la pensée traditionnelle indienne.
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LA PAROLE COMME PUISSANE DANS LE TANTRISME
Nous pouvons nous rendre compte en lisant une somme telle que le livre
d’André Padoux: « Recherches sur la symbolique et l’énergie de la Parole dans
certains textes tantriques », que le Tantrisme a repris et élaboré la réflexion sur la parole, son illustration par des mythes et son utilisation par des rites. Dans le Tantrisme, « la Parole prononcée à l’origine des temps (et parfois personnifiée) est une force créatrice et efficace, une énergie (shakti à la fois cosmique et humaine, et dont l’homme peut s’emparer au moyen des formules (mantra) dans lesquelles elle s’exprime… et s’égaler par là aux dieux ou au premier principe créateur lui-même. » La puissance de la parole est assimilée à l’Énergie divine fondamentale, l’Energie de Shiva, et un si grand usage est fait de cette valeur sacrée ou magique des formules (mantra) associée à des pratiques rituelles et à des disciplines de réalisation spirituelle, avec des homologations entre le macrocosme et le microcosme, que l’on a pu dire que les traités de mantrique (mantra-shâstra) constituent l’essentiel de l’enseignement des Tantra.
Il est remarquable que, comme le précise André Padoux et pour utiliser ses termes, « dans des textes (les textes védiques et les textes tantriques) que séparent parfois deux mille années et nés dans des milieux très différents, des termes s’appliquant à la parole -vâk ou akshara, par exemple- se retrouvent avec des valeurs très semblables; que l’on y croit également à la puissance, à l’efficacité non seulement magique, mais aussi cosmique, cosmogonique, de certaines formules, les mantra, lorsqu’elles sont exactement prononcées et associées à certains rites parfois totalement différents d’ailleurs; que certains de ces mantra, et en tout cas l’un d’entre eux, 0M, représentent la divinité et lui sont donc identiques, chargés de sa puissance, puissance dont l’homme peut s’emparer s’il use de moyens appropriés; que cette puissance est Parole, et que la parole doit ses pouvoirs non pas à sa seule force incantatoire mais à ce qu’elle est associée à la pensée, à la conscience qui est une force tout aussi grande, ou parfois plus grande encore, et en tout cas inséparable de la parole ; que celle-ci est également associée au souffle (prâna) et que celui-ci est énergie vitale, cosmique et humaine; que l’ascèse, la discipline du corps et des souffles, et les rites, sont les moyens dont dispose l’homme pour parvenir au but qu’il se propose et qui, au-delà d’une efficacité immédiate, est la délivrance par identification à la divinité. Autant de notions que l’on trouve esquissées dès le Véda, précisées dans les Brâhmana, les Aranyaka et les Upanishad védiques ou plus récentes, et qui seront plus tard développées dans la pensée tantrique, et notamment chez les auteurs du Trika ».
UNITE DE LA TRADITION GRACE AU LANGAGE
De ce parcours rapide de la Tradition hindoue, des origines védiques aux développements médiévaux les plus tardifs, on peut conclure que de tous les pays du monde, l’Inde est celui où l’on a le plus profondément et le plus méthodiquement réfléchi sur la nature et la valeur du langage, par une prise de conscience qui s’est perpétuée continûment depuis l’aube des temps historiques jusqu’à nos jours.
A une très haute époque, les « Connaisseurs de la parole » (shâbdika) ont élaboré une phonétique et une grammaire systématiques, et ils ont élevé la réflexion sur la langue sanscrite, littéralement la langue parfaite, ou perfectionnée (samskrita: bien, parfaitement, complètement; krita: faite, construite) au rang de discipline spirituelle. L’étude de la langue n’était pas seulement un moyen de maîtriser un ensemble de règles pour manier les mots, mais comme toute recherche, elle avait pour but, à la fois directement et indirectement, la réalisation d’une vérité suprême et par là même un accomplissement de l’existence humaine.
La science du langage était considérée comme porteuse d’un bien suprême de deux manières indirectement, parce qu’elle permet d’avoir accès au Véda et de comprendre la Parole Révélée (Shruti); directement, parce que l’articulation du son est une descente de la conscience dans les formes, chaque émission de la parole est une énergie créatrice, une shakti ou puissance mesurante, faisant naître et maintenant l’ordre cosmique.
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LE SYMBOLISME DES LETTRES
L’apprentissage de l’alphabet, appelé « guirlande des lettres », a en Inde une valeur d’initiation aux réalités essentielles de l’univers, de réflexion sur le passage du Non–manifesté au Manifesté, du Silence au Verbe. Dans les mythes védiques, Vâc, la Parole, est la Puissance créatrice du Créateur, nommé Prajâpati, « le Progéniteur », ou « Maître des êtres engendrés ». Elle est sa grandeur ou majesté (mahimâ). C’est pourquoi il est appelé aussi Vâcaspati, « Maître de la Parole ». Il crée les trois plans de l’univers en manifestant sa puissance créatrice au moyen de la Parole. « Il dit bhûh, et la Terre fut. Il dit bhuvah, et l’Espace intermédiaire fut. Il dit svah, et le Ciel fut ». C’est la triple énonciation, donnant naissance aux trois mondes, à la triple hiérarchie Base, Milieu, Sommet, correspondant aux trois Véda. A la Terre préside Agni, le principe divin du Feu, à l’Espace préside Vâyu, le principe divin de l’Air, et au Ciel préside Aditya, le principe divin du Soleil. A ces trois plans correspondent aussi les trois manifestations lumineuses: feu sur la Terre, éclair dans l’Espace et soleil dans le Ciel.
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Il y a donc une science du symbolisme des lettres de l’alphabet et cette science a été appelée Ganesha-vidyâ, le mode de connaissance de Ganesha. Chaque lettre est déterminée par sa sonorité (dhvani), son lieu d’articulation (sthâna), le type d’effort à fournir pour la prononcer (prayatna), sa durée (kâlatâ), son accent (svara), la divinité qui y préside (devatâ), sa classe (jâti), et les organes qui sont les instruments de sa prononciation (karana).
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LA REDECOUVERTE DES ECRITURES PERDUES
Les Hindous avaient perdu toute connaissance de l’écriture-mère, Maheshvarî (Proto -Brâhmi). Sa technique simple et sans ambiguïtés demeura oubliée jusqu’à ce que des missionnaires européens patients et laborieux aient réuni des milliers d’inscriptions anciennes et les aient étudiées et que, finalement, James PRINSEP ait réussi en 1837 à décoder les lettres Brâhmî de l’époque d’Ashoka (269-232 av. J.C.).
Bien qu’ils aient été en possession d’une phonographie (écriture des sons) rationnelle et élaborée, les grammairiens hindous mettaient peu de confiance dans l’écriture parce qu’aucune méthode dans ce domaine ne peut être à la hauteur des merveilleuses capacités de la voix humaine. Cet état de fait fut utilisé comme une certitude négative, pour accréditer la thèse selon laquelle il n’y aurait pas eu d’écriture du sanscrit avant l’époque du premier empire Maurya vers 320 av. J.C. On s’appuyait sur l’absence de référence à l’écriture dans les textes védiques pour conclure faussement qu’elle devait être totalement inconnue, alors que celle-ci prouvait seulement que les brahmanes donnaient la primauté à la transmission du savoir par la voie orale dans la relation de maître à disciple. Il fut soutenu que l’écriture indienne aurait pris forme sous l’influence grecque à la suite de l’invasion d’Alexandre le Grand jusqu’en Inde.La théorie de l’origine grecque fut proclamée par PRINSEP, HALEVY, WILSON, BURNELL, etc. tandis qu’une théorie de l’origine sémitique des écritures indiennes fut soutenue par Sir William JONES, WEBER et BUEHLER au xix° siècle. Toutes ces théories furent annulées quand des sceaux portant des inscriptions furent découverts par centaines à Mohenjo Daro et à Harappa, sites de la civilisation de la vallée de l’Indus. D’innombrables lieux de fouilles ont été explorés, mettant à jour une abondance de sceaux en terre cuite et de graffiti appartenant à la période qui va des sites Harappiens les plus anciens à l’épigraphie du temps d’Ashoka. […] Une tablette portant une inscription cunéiforme Babylonienne et une inscription sanscrite Brâhmî découverte au Moyen-Orient et conservée au British Museum, et les sceaux des trouvailles de Djoka datant de l’ère sumérienne antérieure à Sargon (environ 3000 av. J.-C.) conservés au Musée du Louvre mettent en relief les contacts entre la civilisation sumérienne et védique et l’antiquité des formes d’écriture sanscrite pré-Ashokiennes.
UN MIRACLE PHONETIQUE
La « découverte » du sanscrit par les érudits occidentaux mit en lumière le génie de Pânini, le plus ancien grammairien indien, qui a fixé la langue sanscrite par son « enseignement sur le langage » (shabda-anushâsana) en huit chapitres, d’où le titre de son oeuvre, « les huit leçons » (Ashtâdhyayï), composée au Ve siècle av. J.C. Comme le dit Arthur BASHAM (« la civilisation de l’Inde ancienne », Arthaud, Paris 1976, p. 421), « la phonétique sanscrite y est analysée avec une précision que les recherches linguistiques ne connaîtront plus guère avant le XIXe siècle. L’une des plus remarquables réalisations de l’Inde est son extraordinaire alphabet, commençant par les voyelles, suivies des consonnes, toutes classées d’après leur mode d’émission. Cette méthode indienne rigoureusement scientifique contraste d’une manière éclatante avec l’alphabet romain, anarchique et arbitraire… C’est à la découverte par l’Occident du sanscrit que l’Europe doit l’éclosion de la phonétique. »
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Les lettres sanscrites ne sont pas les descendantes de pictogrammes ou d’idéogrammes. Elles sont le résultat de dessins schématiques délibérés basés sur les phénomènes védiques bien classifiés. Elles représentent la transcription rationnelle des sons en formes de lettres.
Le nombre des lettres est de 64 dans les textes Rig-védiques, 63 dans les textes Yajurvédiques qui ont laissé tomber la lettre L […] . Soixante–quatre, on le sait, est un chiffre sacré, qu’on retrouve dans la liste classique des soixante–quatre arts. […]
L’écriture-mère est la Maheshvarî Brâhmi, qu’on considère comme créée par les signes en forme de croissant lunaire formés par le tambourin de Shiva dans sa danse cosmique. Les formes indiennes cursives de cet alphabet originel, qui donna naissance à tout un arbre généalogique d’écritures […] se modifièrent de façon angulaire dans les scripts Brâhmi de l’époque d’Ashoka, et furent réformées dans les lettres postérieures de la Bhâratî, de la Devalipi, et finalement, de la Devanâgarî, « écriture de la cité divine », qui est l’alphabet actuellement utilisé dans l’Inde du Nord pour le sanscrit. Mais un très grand nombre d’alphabets anciens et modernes, le Phénicien, le Grec, l’Étrusque et le Latin pour la branche occidentale, le Sémitique, l’Hébreu, le Nabatéen, l’Arabe et l’Ourdou pour la branche sémite, le Gupta, le Sindhi et le Tibétain, le Marathi, le Gujrati, l’Assamais, le Bengali, l’Oriya, le Télugu, le Kannada, le Grantha, le Malayalam pour le sous-continent indien, et le Cinghalais, le Birman, le Malais, l’écriture de Bornéo, de Java et du Cambodge pour la branche de l’Asie de l’Est, sont tous issus de cette écriture Maheshvarî du troisième millénaire environ avant notre ère.
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Les carnets du yoga, n°85-86-87, janv. fév. mars 1987, pp. 12-18, 2-11, 6-10.