Va vers toi
Publié le 23 août 2005
Du parcours biblique d’Abraham à la cure psychanalytique, le chemin vers soi semble toujours semé d’embûches. L’échelle de Jacob témoigne de cette ascension vers la conscience réflexive que l’analyste cherche à impulser en faisant revisiter à ses patients leur passé.
Il faut donner le titre de sa conférence bien avant d’avoir eu le temps d’y vraiment réfléchir… Quand j’ai proposé cette belle formule, j’étais en train de lire Le sacrifice interdit de Marie Balmary : elle y dénonce ce qu’elle appelle le refoulement des traducteurs de la Bible qui se sont longtemps contentés d’énoncer dans Genèse XII, 1 « Va-t-en, quitte ton pays », – c’est Dieu qui parle à Abraham -, ou encore « va-t-en, de ton pays, va-t-en loin de ta terre », alors que – et tous les hébraïsants le confirment actuellement – c’est bien littéralement l’ordre d’aller vers lui-même qui est donné à Abraham, certes loin de la maison de son père.
Or c’est la même expression : « Va vers toi-même » que nous retrouvons dans le Cantique des Cantiques (II, 10 et 13) où c’est le Bien-Aimé qui parle: « Lève-toi, mon amie, ma belle, va vers toi-même », et, là encore, on s’est longtemps contenté de traduire: « Viens-t’en ». C’est tout-à-fait différent, je reviendrai là-dessus.
En ce qui concerne Abraham, alors qu’il sera appelé le Père des Croyants, nous pouvons nous souvenir que son chemin fut long avant d’être
vraiment un fils
vraiment un époux
vraiment un père
C’est sur ce chemin que nous sommes tous, celui de notre vie. Il n’est pas toujours facile.
C’est heureux que j’intervienne en ce début des Assises, car je n’ai pas d’autre prétention que de vous parler, non pas vraiment d’Abraham, mais de vous, de nous, de moi. Est-ce que nous allons vers nous-mêmes ? Le désirons-nous ? Y sommes-nous poussés? Et d’abord: qu’est-ce que nous-mêmes ? qu’est-ce que moi-même ? Et puis, comment faire pour y aller?
J’ai 30 ans à peine quand, au bas de la rue Tronchet à Paris, je m’appuie contre un mur, je souffre trop, je ne peux plus avancer. La médecine ne peut rien pour moi parce qu’elle ne repère rien d’atteint. C’est pourtant dans mon corps que je souffre, et le désespoir est grand: je n’ai pas encore 30 ans et chaque pas que je fais sur ce fameux chemin est une torture.
Si je revois très précisément ce moment, c’est que, appuyée contre ce mur où je me lamente, une intuition me traverse et c’est d’elle dont je me souviendrai toujours, comme d’une voix intérieure qui me disait: « Il y a un jour où tu rendras grâce pour cette douleur ». Et c’est ce qui s’est passé ; c’est à elle que je dois d’avoir fait tout ce que j’ai fait, « poussée aux fesses » en quelque sorte.
Vingt ans plus tard, je suis en haut de la rue Tronchet. Le chemin parcouru est moins court qu’il n’y paraît, et l’étape est importante : J’ai rendez-vous avec Annick de Souzenelle, qui habite à l’époque au n°15 de la rue Tronchet, et qui deviendra une amie. Je lui dois énormément, comme peut-être beaucoup d’entre vous. Elevée dans un athéisme militant qui avait sa valeur, je lui dois, quant à moi, d’avoir retrouvé toute la richesse de la tradition judéo-chrétienne, et d’avoir pu – tardivement – m’y inscrire. Je sais qu’elle regrette de n’être pas parmi nous, d’autant plus qu’elle habite maintenant à côté d’ici. Alors je la salue en Italie où elle se trouve, je crois, en prophétesse itinérante qu’elle est, et je me permets de lui emprunter sa fameuse échelle.
Elle la tient de Jacob, en fait, elle la reprend souvent dans ses livres et ses conférences ; et cette échelle va m’aider, à mon tour, je l’espère, à soutenir mon propos. Je vous la dessine:
L’échelle du rêve de Jacob
(Genèse XXVIII-12)
conscient « était appuyée sur la terre
accompli « et son sommet touchait au ciel:
« le long de cette échelle
inconscient les anges de Dieu montaient et non accompli descendaient ».
Annick de Souzenelle en fait notre colonne vertébrale, et, des anges, les énergies mobilisées le long de cette colonne. En dessous, les énergies que nous avons à accomplir, tout notre potentiel énorme, inconscient, l’Inaccompli. Au-dessus, les énergies dont nous disposons.
Et ce sont les énergies dont je dispose qui me permettent d’aller visiter successivement les paliers de mes énergies inaccomplies, les terres intérieures que j’ai à conquérir. Et plus je m’élève vers la lumière, plus j’ai de force pour aller pénétrer mes ténèbres, lesquelles me donnent, à chaque étape conquise, un nouvel élan vers moi-même.
Le sens de la vie, en somme, serait giratoire ! Mais nous ne tournons pas en rond (Devos), puisque la spirale est ouverte.
(…)
Et pourquoi la psychanalyse?
(…)
Tout le propos de l’analyse est bien d’aider le sujet à aller vers lui-même. L’Abraham qui frappe chez l’analyste arrive en général en déclarant qu’il désire « en sortir » de là où il en est ; alors qu’il va falloir précisément commencer par l’aider à y entrer, l’aider à s’écouter, l’aider à sortir de son cercle vicieux peut-être, mais l’aider à entrer en lui-même, à entrer dans son symptôme, dans sa difficulté, à entrer dans la recherche du sens, à entrer dans sa spirale et à y descendre très profondément, jusqu’à retrouver le tout petit enfant qui hante souvent nos rêves et qui représente notre être.
(…)
En quoi consiste mon métier ? En fait, j’écoute sangloter l’enfance des adultes. Ils trouvent, avec l’analyste, le courage d’y retourner. Ils trouvent les mots qu’ils n’avaient pas à leur disposition étant enfants pour dire les souffrances rencontrées ; les plus subtiles étant les plus difficiles à formuler, à dénoncer ; ils n’avaient pas envie d’accuser leurs parents, ou ils le faisaient à l’envers ; ils ont oublié tout ça ! Leur enthousiasme étouffé ? Ils ne voient pas de quoi l’on parle…
C’est là que nous sommes plusieurs analystes à avoir ajouté – au travail sur la parole – un travail sur le souffle – et ce, en ce qui me concerne, grâce à Dominique Levadoux que je salue au passage. Ce travail émotionnel permet la plongée dans nos espaces les plus archaïques et provoque la remontée spectaculaire de souvenirs très anciens, avec la force du re-senti, du re-vécu. Alors le souffle des émotions retrouvées va légitimer les difficultés de ces personnes, et leur parole conquise les libérer.
Le sens apparaît, sinon de la vie, de tout un passé. Cette violence que tel patient manifeste envers les femmes, envers toutes les femmes et qu’il a bien du mal à refouler, est-ce possible qu’elle ne répète indéfiniment que celle réservée à la mère ? De quel amour n’est-elle que le retournement ? Et pour admettre la simplicité de telles abysses inaugurales, que de travail, que de spirales !
Il est dit dans l’Evangile de Luc (VIII, 17) : « Il n’est rien de secret qui ne doive être connu et venir au grand jour ». C’est le secret refoulé de l’enfance qui empêche souvent l’adulte d’avancer. Pour se dé-fusionner tout-à-fait du passé, il faut aller l’éclaircir, explorer ses ombres, ses violences inouïes, les ressentir, les respirer à nouveau, les dire, les crier, s’entendre les parler, et c’est à ce prix seulement que se trouvent débloquées les énergies de la maturité.
À chaque stade de l’évolution que l’on a pu revisiter, on monte un nouveau barreau de l’échelle, grâce à quoi peuvent enfin être intégrés les richesses de ce passé et l’héritage positif des parents.
(…)
Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 237-249