Voix et identité dans un parcours analytique
Publié le 05 août 2005
La voix qui échappe à la conscience est celle qui s’exprime lors d’une psychothérapie. A la fois parole et silence, elle est l’expression la plus pure de l’être qui habite en chaque individu. Face à l’Autre, elle est un vecteur puissant de libération et de réparation.
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C’est une troisième dimension de la voix que l’on va tenter de faire apparaître – la première étant ce que l’on peut appeler sa « matérialité sonore » (ou phonè) et la seconde « son usage dans et pour le logos » (autrement dit, son usage au service d’une parole articulée véhiculant du sens). On rencontrera ici des voix venues d’ailleurs qui, en deça (ou au-delà) d’un sens accessible à la pensée consciente, parviennent directement à ces régions obscures, offrant à certaines de leurs structures l’opportunité de « signifier » à leur tour, au terme d’un lent processus d’élucidation. On y rencontrera aussi des voix intérieures, martelantes, obsédantes, qui sauront s’appuyer sur des voix « médiatrices », destinées à les faire mieux entendre. On y rencontrera enfin… deux voix, celle de l’analyste et celle de l’analysant(e), sans laquelle toutes les autres seraient à jamais restées en quête de destinataire.
C’est par cette rencontre-ci qu’il semble le plus simple de commencer, parce qu’on y est encore, du moins au début, dans le « quotidien » et que ce quotidien est bien rassurant… pour qui connaît la suite.
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L’APPROPRIATION DE LA « VOIX-CORPS »
La première idée qui surgit lorsqu’on aborde la voix dans la « cure analytique », c’est que la voix est – avec le silence – le seul lien sensible qui unit l’une et l’autre parties.
Bien sûr, il existe quelques cérémonials de « communication », celui de la sonnette ou de l’interphone, le face à face de la rencontre dans la salle d’attente, l’accompagnement et le raccompagnement avec quelques formules rituelles qui donnent avec l’analyste un semblant de rapports « humains ». Sinon, entre l’arrivée sur le divan et le rendez-vous prochaine séance, le silence… l’écoute… l’attente… la voix. La voix qui peut sauver d’un long silence, d’un silence trop long si l’on en juge par la longueur qu’il dans une conversation « mondaine » – silence honteux ou dépité parce qu’on ne sent « rien à dire » et qu’on ne comprend pas le pourquoi de sa présence ici. On est ici pour PARLER. On sait que de la PAROLE peut naître la réparation. En théorie du moins. On l’a lu. On sait que c’est arrivé à d’autres. On devine que les souffrances, la séparation, de s’inscrire dans le corps s’humanisent, s’apprivoisent ; que de les connaître on se les approprie. Quel moyen d’appropriation – à part, peut-être, les « somatisations » – que de les faire passer par le canal de la voix, qui ne serait pas sans le corps ? La voix, pur produit du souffle, d’organes phonatoires et de résonateurs si copieusement étudiés ailleurs permet de DIRE son mal, donc de faire un avec lui, donc de finir par l’accepter et par peut-être l’aimer et alors ce n’est plus le « mal », mais l’enrichissement de soi-même grâce à l’écoute de l’Autre qui permet de lui donner sens.
Le « non-dit » s’inscrit dans la voix avant de s’inscrire dans la parole. Emettre le moindre son devient parfois impossible, tant l’émotion submerge, laissant la place aux seules larmes, ou au silence de l’étouffement. Parfois, la voix devient méconnaissable : on s’entend parler avec étonnement, non tant à cause du contenu, qu’à cause d’une voix devenue tellement inhabituelle, avec des inflexions qu’on ne se connaissait pas, et qu’il était impossible de se soupçonner. Parfois on s’entend parler, simplement, prenant conscience d’une voix tendue, pathétique ou charmeuse, en accord – ou en désaccord flagrant – avec le propos. Tout ceci est « ma » voix. Devient ma voix. Difficile de dire « ma » quand on n’a jamais été autorisé à dire « je ».
Découverte que « j » ‘ai une voix, identifiable, pérenne, personnelle, accompagnant la construction de l’identité, à laquelle elle contribue de manière flagrante. Découverte qui n’irait pas loin s’il s’agissait d’une « vox clamantis in deserto ». Mais on parle pour l’Autre, et avec la sensation de l’écoute de l’Autre, même si certains, parfois, se plaignent de n’être pas entendus.
Et la voix de cet « Autre » que l’on voit si peu?
Commençant l’analyse dans une période très difficile, « je trouve là dès la première séance un discours « allié », c’est-à-dire une petite voix très forte contre les autres que j’entends gronder constamment autour de moi » (note de l’époque à laquelle j’ajouterais aujourd’hui « et surtout dans moi »).
Cette « petite voix très forte » conclura régulièrement chaque séance d’un « Vous ne perdez pas votre temps ! », livré avant que je franchisse la porte palière, en même temps qu’une poignée de main. C’est rituel, réconfortant, encourageant (pour qui vient ici souffrir). De plus, c’est vrai, je n’ai pas l’impression de perdre mon temps, même si parfois c’est la seule phrase qu’elle prononce ou presque. Il faut dire que, une fois la gêne des premières séances effacée, j’ai tellement à raconter, à « associer », à « interpréter », que je ne lui laisse guère l’occasion d’intervenir. Véritable logorrhée destinée à oublier et à faire oublier des années de quasi-mutisme familial. Je prépare énormément chaque séance, tapant systématiquement le « reliquat » de la séance précédente (ce qui n’a pas été dit, par oubli ou manque de temps), les réflexions qu’elle m’a suggérées, et ce que je projette de dire lors de la suivante. Je suis dans un tel état de confusion mentale que relire mes notes jusque dans la salle d’attente me semble indispensable si je ne veux pas passer à côté de l’essentiel.
Une fois « en séance », heureusement, je dévie. Le corps entre en scène, la parole s’impose, laissant mon perfectionnisme intellectuel sur sa faim. Heureusement, la petite voix se fait un devoir de me rappeler, en fin de séance, que « je ne perds pas mon temps » (comme j’aurais pu être tentée de le croire, n’ayant pas honoré mon « contrat » écrit). Je suis, je reste quelque part et malgré mon manquement provisoire à l’école, la « bonne élève » que j’ai toujours été.
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Revue Française de Yoga, n°7, « La voix: une voie », janvier 1993, pp. 117-133