Le Monde du Yoga

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Yantra et Mandala

Publié le 25 septembre 2003

La concentration, dhârana, est une expérience qui dépasse le moi. Mais comment communiquer ce type d’expérience, indicible parce qu’elle touche à une transcendance? Par les symboles. Or les symboles ne font pas que témoigner de cette expérience. Ils participent aussi pleinement à dhârana: compréhension et réalisation sont ici inextricablement liés.

« […] Quand en Occident, nous disons « méditer », en réalité nous entendons, la plupart du temps, « méditer sur », ce qui équivaut à' »se concentrer sur ». Ainsi « méditation », actuellement, a souvent le sens de « concentration », et réfère en fait au niveau dhârâna, à condition qu’on ne donne pas à cette activité une acception purement intellectuelle. Lorsque l’on dit « je médite sur la vanité des choses de ce monde », plusieurs cas peuvent se présenter: soit, on a besoin de prendre un peu de recul et de calme, il y a simplement une réaction contre l’environnement, une vague aspiration intériorisante, mais qui n’aboutira pas à une transformation précise. Soit, on pense à la célèbre parole de l’Ecclésiaste « Vanité des mondes, tout est vanité ». Ou encore, on évoque toute la vision que l’Inde s’est construite du non–attachement. Ces références culturelles à des spiritualités peuvent aider, on peut se concentrer dessus, s’imprégner de leurs symboles, de leurs enseignements. On appelle cela méditer, mais ce n’est cependant pas de la méditation. C’est une approche intellectuelle et affective, une activité mentale qui se construit sur des contenus, des notions, des concepts, des images, des textes, mais pas ce que le yoga appelle dhâranâ ou dhyâna. Il faut comprendre que, si nous manquons du vocabulaire adéquat, ce n’est pas la linguistique qui se trouve indigente, mais nos capacités mêmes d’expression: encore une fois, comment dire, avec les mots du moi, ce qui dépasse le moi? Comment décrire un objet qui n’a pas été perçu par les sens habituels, mais qui est connu par les « sens intérieurs », après que l’exercice de pratyâhâra a fait son effet? Comment analyser l’état d’une conscience qui fonctionne d’une manière radicalement différente, par une appréhension globale, par une vision identifiante et synthétique? Comment évoquer la présence au monde d’un être à la fois tout-à-fait reculé en lui-même dans le non-agir, et capable d’assumer des responsabilités, en particulier d’élever des disciples, qui sont ses enfants spirituels?

UNE RÉPONSE: LE LANGAGE SYMBOLIQUE

Lorsque l’homme cherche le moyen de communiquer une expérience indicible parce qu’elle touche à une transcendance, ou bien parce qu’elle est si nouvelle qu’elle change totalement le cours de sa vie, il fait appel au monde des symboles. Par là, il a la possibilité de dire une chose et son contraire -par exemple « le soleil de minuit »-, ou une réalité et son complémentaire -l’androgyne-, le sens caché qui donne de la profondeur à un objet quotidien -la pureté dans l’eau, la transformation dans le feu…

Dhâranâ et dhyâna, leurs modalités, leurs supports, leurs effets, se situent essentiellement au niveau symbolique, ce qui ne veut absolument pas dire qu’ils soient illusoires, mais au contraire que l’individu, dans ces états, utilise toutes les potentialités du symbole, trop souvent mal comprises et donc méconnues. […]

Jung dit : « Un symbole n’enserre rien, il n’explique pas, il renvoie au delà de lui-même vers un sens encore dans l’au-delà, insaisissable, obscurément pressenti, que nul mot de la langue que nous parlons ne pourrait exprimer de façon satisfaisante ». Il met ainsi en lumière la fonction prospective du symbole, qui recèle une potentialité nouvelle, non encore intégrée, non encore comprise. C’est ce qui fait sa force et son attrait: quand le yogi se donne comme supports de concentration certains schémas traditionnels, c’est pour en interroger le « sens caché », et nous verrons combien ce sens est important. […]

Les symboles, tels que l’individu les reçoit, proviennent de deux sources. Soit ils naissent par génération spontanée, du plus profond de l’âme individuelle dont ils expriment la nature particulière dans des rêves, des visions, ou dans el cours du processus de la création artistique. Soit ils sont pro-posés par les cultures, qui établissent alors un répertoire précis des images et de leurs significations, pour l’usage de la communauté. On parlera dans un cas de « symboles psychiques », et dans l’autre de « symboles traditionnels », mais l’hypothèse de Jung est que les seconds proviennent des premiers, à la suite d’une évolution qui les a rendus communicables, stables et aptes à servir de supports pour des exercices d’intériorisation. Moins mobiles, moins imprévisibles, ils ont déjà été éprouvés par d’autres, et l’effet de leur contemplation est connu; on les a également nettoyés et dégagés des composantes individuelles, afin d’en faire des images-types, d’intérêt général.

YANTRA

Il me semble que le mot yantra désigne le résultat du processus au terme duquel des symboles purifiés n’expriment plus que l’essentiel, et exigent de la conscience une attention dirigée, maîtrisée, bien loin de l’imagination libre. Le sens de ce terme est à peu près le suivant « Figure géométrique tracée matériellement ou mentalement pour dompter le mental et maîtriser les forces cosmiques », « moyen mnémotechnique ». Son support étymologique, le verbe yam, se retrouve dans des mots que les yogis connaissent par coeur: yama, niyama; le suffixe tra indique l’instrument ou le moyen. Yantra, c’est donc un « moyen pour retenir », et il faut jouer ici sur les deux sens du français « retenir » : « discipliner » ou « réfréner », et « mettre en mémoire ». […]

MANDALA

Les yantra les plus élaborés appartiennent à la catégorie des mandala, dont le sens premier est « disque, cercle, sphère », « toute figure géométrique apparentée ou cercle », et donc centrée. Mais l’extension du terme est plus vaste, puisqu’on l’utilise pour parler d’un district géographique, ou d’un chapitre de livre sacré. L’idée sous-jacente est celle de structure, d’ordre cohérent soutenant une réalité, cette organisation pouvant être exprimée par un plan ou un dessin. L’iconographie des mandala sera donc toujours liée, dans les différentes spiritualités de l’Inde, à la notion fondamentale de « loi » ou de « norme », et quel que soit le niveau où celle-ci fonctionne, elle peut toujours être représentée par un ensemble articulé de parties s’opposant et se complétant. Je distinguerai ici, par souci pédagogique, trois « étages » principaux de la symbolique des mandala.

Tout d’abord, les mandala figurent le cosmos.[…]

Deuxième niveau le mandala exprime la présence d’une réalité qui transcende la conscience humaine, divinité créatrice et protectrice du monde, ou principe neutre absolu visualisé comme un centre vide. Tous les grands dieux du panthéon hindou, toutes les formes tantriques du Bouddha ont ainsi leurs mandala consacrés, à la fois oeuvres d’art et objets de méditation. […]

Troisième niveau, le plus important, en ce sens qu’il donne la clef du rôle du mandala dans dhâranâ et dhyâna: il est un symbole de l’âme humaine. « Qui l’utilisait cherchait moins un retour au centre de l’univers qu’à se défaire des expériences de la psyché pour parvenir à un état de concentration afin de retrouver l’unité de la conscience, une conscience recueillie et attentive, restaurant en soi même le principe idéal des choses. Le mandala n’est plus un cosmogramme, mais un psycho-cosmogramme. Il est le schéma de la désintégration de l’Un dans le multiple et de la réintégration du multiple à l’Un, à la conscience absolue, intégrale et lumineuse qui, grâce au yoga, peut à nouveau briller au plus profond de notre âme ». Cela veut dire qu’il projette sous une forme imagée le drame de la conscience humaine, sa nature et sa voie d’évolution.

[…]Comme symbole du Soi, il démarque le labyrinthe vers une intériorité sacrale, fondement de la psyché, sans lequel les autres analogies demeurent occultées et inopérantes. Cette dernière démarche constitue la particularité du ou des yoga. Elle suppose que l’individu, dans certaines conditions privilégiées, puisse trouver en lui–même les moyens de sa transformation spirituelle et accéder à une totalité pleine et entière. Or il a besoin, pour accomplir cette mutation fondamentale, de supports concrets, même si, en se perfectionnant, il parvient à l’état de « méditation sans support », considérée comme supérieure, parce que l’image même, dernier bastion de la conscience ordinaire, y est abolie.”

Revue Française de Yoga, n°9, « Dhârana », janvier 1994, pp. 105-115.

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