Le Monde du Yoga

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Zone sans cible

par Sylvie Loignon | Publié le 09 juillet 2005

Au lycée de Domont, à Sarcelles, enseigner est très peu aisé pour une jeune femme, mais il semble aussi que cela puisse être une expérience passionnante. C’est une mission extrême par ses enjeux, qui peux apporter de grandes satisfactions si elle est accomplie avec courage et détermination.

Septembre, les lettres tombent, cette année

« C’est mon anniversaire, un samedi que je passe devant un verre de coca ; cela fait dix jours que je fais cours à Sarcelles, je suis allée une fois au lycée, à Domont. Le premier jour, la 4ème B se présente en grappes dans la cour – heureusement, ce n’est pas encore l’heure des marrons, arme redoutable qui frôle les profs comme des poings fermés. Ce jour-là, je n’ai aucun contrôle, ils remarquent tout de suite les cernes sous mes yeux – je n’ai pas dormi de la nuit -, eux sont des visages inconnus, des interpellations, des plaisanteries et puis, il y a cette fille, Luce, qui refuse de s’asseoir. Une heure de cours interminable, une heure de bruit où je tente de placer ma voix. Ils sortent comme ils sont entrés, dans le désordre. La 4ème C qui prend le relais à l 5h est alignée dans le couloir, je n’en crois pas mes yeux. Ça existe une classe qui ne soit pas « dérangée »?

« Le troisième jour, un mardi matin, Junior, jusqu’alors à moitié endormi sur sa table, se lève sans autorisation. Très vite, ça dégénère : « Jusqu’à présent j’ai été gentil avec toi, mais attention… ». Je le renvoie du cours, j’entends : « elle va péter les plombs », je’ ~~demande au reste de la classe de noter ce qui est écrit au tableau, je me retourne pour échapper aux regards, j’ai envie de pleurer.
Junior aura une heure de colle.

Le collège aurait dû être démoli depuis plusieurs années déjà, mais non, de rentrée en rentrée, il est là : il manque des lettres au nom au-dessus de la porte d’entrée. Plus tard, je m’apercevrai qu’ici, il ne faut pas prendre les choses à la lettre. Chaque semaine ou presque, la porte d’entrée vitrée est visitée par un jet de pierre, ciel étoilé, fleurs d’hiver d’un autre temps toujours prêtes à éclore.. Le collège est encerclé par les immeubles de la cité, je m’y suis perdue le jour de la pré-rentrée, en talons hauts, piétinant dans le sable et le gravier. De Sarcelles, reste la poussière qui entre dans les salles de classe, qui s’attache aux chaussures, qui me poursuit dans le métro, Sarcelles, c’est aussi les crachats et les chewingsgums collés sur le quai du RER. »

Au réveil il était midi

« Et puis il y a eu Rimbaud : merveille de la lecture du « Bateau ivre » par Junior, c’est la première fois que le silence est total dans la classe. Silence aussi de l’« Aube » et de sa chute dont la lecture suscite des applaudissements. Et pourtant, le silence fait peur à Sarcelles, c’est la première chose qu’on remarque et qu’on doit rompre parce qu’il est insupportable. Les profs aussi semblent l’éviter à tout prix, ce qui fait de leur salle l’un des lieux les plus bruyants, d’où je m’enfuis pour retrouver la solitude de la salle de classe vide, que je m’emploie à ranger, pour rien. Rimbaud, c’est la pudeur : Mounir qui baisse la tête (lui qui a pour habitude de se faire remarquer en chantant et en parlant de cul, ou de drogue – selon l’humeur), Mounir au regard de très petit garçon, au bord des larmes lorsque le Principal vient les féliciter pour l’exposition; d’autres arborent leur plus beau sourire, Junior fait remarquer que, pour une fois, on ne les engueule pas. Mais il faut bien casser l’enfance, il faut bien se réveiller, même s’il est plus de midi: « C’était ça la surprise ? ». Et puis, pendant la rédaction, le bonheur de nouveau affleure : Harry a un visage resplendissant, ses yeux sont d’une douceur sans fin lorsqu’il est heureux : « Madame, dans ma rédac’, je peux dire que j’étais en train de lire Rimbaud ? », « Rimbaud, c’est mon pote », Alawa cherche ses mots avec application: « Madame, concret, ça fait plus littéraire ? »… »

Un petit cercle bleu

« J’ ai un petit cercle bleu autour du poignet depuis quelques semaines : Léonie m’a offert un bracelet avec de très petites perles bleu ciel et bleu foncé, c’était un jour où il faisait très chaud, j’avais dû sortir pour ne pas avoir de malaise. À mon retour, elle a eu ce geste très tendre d’enlever son bracelet et de me le donner. Mon cercle bleu, ce sont des petits bouts d’amour bleu ciel et bleu foncé. Sajitha ne veut pas que je parte, elle me dit qu’elle va pleurer si je pars, elle me demande dans quel lycée j’enseigne, comme ça elle pourra y aller quand elle sera en seconde. Sarah veut m’offrir des fleurs pour la fête des mères. Guylaine me fait un sourire éblouissant à chaque fois que je la croise et me dit invariablement: « Bonjour Madame ! Vous allez bien, Madame ? », David se contente d’un audacieux : « Bonjour vous ! ». La réserve d’Hafid, de Maya, l’impertinence de Gygel, l’humour de Nicolas, les yeux rieurs de Billy, les gestes brusques de Vanessa, la finesse d’Hassina, de Souad, Nora qui avale ses mots, le petit peigne plat et la longue tresse de Fatima, le vernis à ongles d’Audrey, les fautes d’orthographe de Nissan, et puis il y a tous ces sourires bleu ciel et bleu foncé. »

En Toscane

« Au lycée, je vais partir en Toscane avec mes élèves de seconde: pendant tout le premier trimestre, ce voyage a été mon point de repère et une échappée vers un désir réel de découvrir l’Italie. Je n’y suis jamais allée, je rêve du musée San Marco et de ses Annonciations, je rêve de Pise, ce qui fait sourire mes amies. Je passe un voyage épuisant où les seuls moments d’endormissement me ramènent à Sarcelles. À Florence, je ne vois rien : trois heures d’attente pour entrer dans le Palais des Offices et trois-quarts d’heure de visite seulement, au pas de course. Je suis cependant la dernière à sortir, les autres ont cru que je m’étais perdue, décidément… Je parviens aussi à égarer les trois autres accompagnateurs à Sienne, les élèves sont tous dans le bus sauf nous. J’aurais aimé rester là, à Sienne, à me goinfrer de glaces, sous la douceur des ruelles, ou sous le ciel irréel de l’Université de Mathématiques. À Florence, j’ai touché le groin du sanglier dans le marché au cuir, normalement, je vais revenir, il paraît que ça marche. On part aussi pour Pise : je suis étonnée par l’aspect ramassé des principaux monuments, la Tour est écartelée entre le vert criard de la pelouse et le bleu du ciel déchiqueté en lambeaux. Juste avant de partir en Toscane, j’ai dû assister au conseil de discipline de Junior, après des incidents survenus lors d’un voyage au ski. Quelques jours auparavant, je l’avais félicité pour ses progrès, attendant mieux encore au trimestre suivant. Il est renvoyé définitivement, je suis en face de lui : je cherche un regard, lui aussi.

Avec les Terminales, je viens d’achever l’étude de La Vie est un songe.
L’autre jour, au collège, Junior n’a pas voulu faire sa rédaction, à quoi bon raconter un souvenir d’enfance quand on n’a pas voulu naître?

– Ma vie est un mensonge.

– Alors écris-moi un beau mensonge.

Je me souviens de son sourire à peine esquissé sur son visage baissé

Devant moi, la Tour de Pise, à la catastrophe suspendue. »

Revue Française de Yoga, N°31, « Transmettre. », janvier 2005, pp.63-68.

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