Rêver aux rivages du Rhin
Publié le 29 août 2005 | Mandala - Spiritualité
L’Allemagne romantique fait du rêve le miroir de la véritable nature humaine. Bien éloigné des torpeurs du sommeil, le rêve romantique constitue le cœur de l’existence. La traduction poétique de cette conception est parfaitement illustrée par les travaux de Caroline de Gunderode.
Il existe un texte fondateur du dialogue de l’Allemagne romantique et du rêve. Il figure dans un roman de Karl-Philipp Moritz, qui raconte les errances lyriques du jeune Andreas Hartknopf dans les terres mouvantes du souvenir. Obsédé par des réminiscences qui le renvoient aux paysages obscurs de l’enfance, il finit par découvrir dans le lointain de la mémoire le mot qui va livrer le sens de sa propre énigme. Il s’agit du mot « puits » qui le renvoie à son origine puisqu’on raconte volontiers aux petits que là réside la source de notre avènement au monde. Dès lors pour Andreas « chaque fois qu’il entendait prononcer les mots puits ou source naissait en son âme cette singulière séparation que nous éprouvons d’ordinaire lorsque nous nous rappelons quelque objet de notre enfance la plus reculée ». Mais le seul nom de puits a une autre résonance parce qu’il est comme le signe à partir duquel les vies antérieures vont peu à peu venir à la lumière. Et c’est dans l’approfondissement de cette image privilégiée que par le rêve nous parviendrons à saisir l’ensemble de notre destinée, là où semble se dévoiler la nature singulière de notre propre mystère.
Le rêve tel qu’on en suit le rayonnement chez les romantiques d’outre Rhin n’a guère de lien avec les obscurs méandres du sommeil. Il est plutôt attention extrême aux mouvements secrets de l’âme, il est une surconscience nourrie de toutes les lumières de la conscience active ; il est ainsi plongée dans le plus profond de notre existence ; il est retour à notre condition paradisiaque d’avant l’exil selon ce qu’en dit Ludwig Tieck.
« Peut-être a-t-on raison de dire que nous sommes tous des anges en exil qui, indignes de leur félicité, révoltés contre l’amour, furent replongés dans un état apparenté à la mort, que nous appelons notre vie. Nous grandissons et notre enfance est un rêve qui se tisse en nous-mêmes, une nuée rose précédant les premières ardeurs du soleil matinal ». Mais bien au-delà de l’enfance, cet étrange tissage se poursuit et le rêve est le reflet de cette aventure du dedans qui pour certains êtres représente le véritable accomplissement d’une existence vouée à un souci unique : chercher, dans la fidélité au rêve, la fidélité à son propre destin.
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La vie comme expression suprême de la poésie, ou la poésie comme révélation ultime de la vie, tel est bien le sens de ces deux destins féminins, deux destins intimement parallèles, jusqu’au jour du moins où Caroline Von Gunderode, abandonnant à Bettina Brentano les incertitudes terrestres, choisit d’aller voir ce qu’il en était de l’éternité. Ephémère amitié, dont le parcours peut paraître dérisoire, cinq années à peine de 1801 à 1806, mais cinq années particulièrement symboliques puisque ces deux jeunes filles vont constituer le coeur de cette communauté autour de laquelle vont graviter la plupart des poètes et des philosophes de l’Allemagne romantique.
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Le grand poème que Caroline Von Gunderode nommera Fragment apocalyptique et dont nous ne savons à quel moment il fut écrit représente le voyage singulier de la jeune fille à travers les images capitales du texte sacré, mais ce sont des images complètement métamorphosées par les mouvances profondes de l’âme. Caroline retrace selon son besoin son expédition dans le vaste bouleversement de la création que raconte l’Apocalypse en relatant l’effondrement de l’empire infernal et l’avènement du royaume millénaire. Pour reprendre le langage d’Otto Walter, le texte se déploie tout entier entre deux états du coeur : le fascinant et le terrifiant. Pour éloignée qu’elle fût du christianisme orthodoxe, Caroline n’ignorait rien de tout ce que la tradition médiévale avait exalté de la fusion sans frontière avec l’oeuvre divine, tel cet hymne chanté aux portes gothiques:
Oh, pouvoir se noyer
Dans l’océan primaire et fondamental de la divinité
Afin d’être par là entièrement libéré
De tout souci, de toute angoisse, de toute peine.
Fascination et terreur constituent les visages de l’Apocalypse. Mais au-delà de cette imagerie nourrie des grandes hantises de la Méditerranée antique, Caroline déchiffre dans le texte le double de son propre périple : échapper au diable, c’est-à-dire à l’angoisse et à la séparation, afin d’accéder à ce statut de femme vêtue de soleil qui est le visage même de la révélation. Là tout s’organise autour de l’eau et du feu.
Caroline s’instaure en témoin du vaste affrontement des éléments, affrontement dont naîtront les formes multiples de la vie. L’eau des commencements est ce lieu indifférencié où sont contenus tous les germes du futur. Mais cette eau première est comme notre être lui-même : calme dans son apparence et agitée dans sa profondeur. A quelle eau participons-nous : à l’eau paisible de la surface, ou à l’eau angoissée des abîmes?
L’histoire de la création commence avec le soleil levant, vers lequel Caroline est tournée, avec l’apparition du feu dont la tâche est de vivifier et d’ordonner les premiers visages de la vie. Mais le soleil est aussi celui qui fonde la couleur, qui transforme l’élément liquide en une palette qui, du noir au blanc, dessine toutes les variations de l’esprit. Et Caroline est ici hantée par le rouge, couleur de l’aurore, couleur du sang, mais aussi flamme de l’incendie où le coeur se consume. Et au milieu de ce bouleversement, commence un étrange dialogue avec le temps. Dans quel temps vivons-nous en effet ? Celui du quotidien à travers lequel nous éprouvons l’apparence des choses et des êtres, ou celui du rêve qui nous conduit vers une autre réalité, comme le dit Steffens: « Quiconque a pris garde à ses propres rêves a fait cette expérience qu’un monde particulier du songe se déroule à côté du monde réel. Qui n’a vu, à l’état de veille, des hommes ou des paysages, qui n’a vécu des aventures qu’il lui semblait avoir connues jadis ? Qui ne se sent transporté en rêve dans des situations et des contrées qu’il ne reconnaît que d’après ses rêves ? » Et ces rêves-là, souvent fort éloignés dans le temps, s’accompagnent d’une sensation toute particulière, d’un bien-être profond ; c’est comme si nous nous sentions exceptionnellement libérés de toutes les gênes de la veille.
Mais le sommeil que décrit Caroline Von Gunderode évoque un dialogue d’une autre nature ; le rêve y est comme une aspiration à une autre demeure de connaissance, ce que décrit Heinrich Schubert, un contemporain de Caroline, lorsqu’il dit: « Un souffle puissant entraîne l’âme jusqu’à la rive du monde de l’esprit. Jusqu’aux pays des songes et un doux sommeil convie les membres de son ombre protectrice. Il faut bien voir que le même tréfonds sacré qui, à l’heure de l’enthousiasme, soulève l’âme au-dessus d’elle-même et du corps périssable, est en même temps ce puissant appel qui, sous le nom de mort, arrache l’âme au corps. Il faut y prendre garde : il y a un enthousiasme qui tire l’âme vers les sommets et un autre mouvement, apparenté à l’enthousiasme, qui entraîne l’homme à l’abîme ».
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Revue Française de Yoga, n° 17, « Rêver », janvier 1998, pp. 269-287