Le Monde du Yoga

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Des savoirs au savoir-faire, quelle pédagogie ?

par Michèle Trijau Soeur Samuel | Publié le 02 août 2005

La transmission est la clé de voûte du travail partagé du corps et de l’esprit de l’enseignant et de son élève. Elle permet de surmonter les obstacles inhérents à l’apprentissage de toute chose. Elle est surtout le moyen de lutter contre le conservatisme de la vie psychique humaine.

Dans cet exposé je me suis appuyée sur l’écrit de Francesco Varela : Quel savoir pour l’éthique. Action, sagesse, cognition (Paris, La Découverte, 1996). J’ai choisi ce livre, parce qu’il présente une pédagogie appliquée qui s’éloigne de ce qui est réducteur et qui, à mon avis, n’a pas de place dans une école de yoga.

Notre place d’enseignant, comme notre savoir supposé, est à interroger. À quel titre sommes-nous compétents pour apporter un éclairage spécifique dans le domaine de l’apprentissage ? Comment se met-on à apprendre ? Y a-t-il un désir, un appétit pour cela et quelle en est l’origine ? Il est bon de se rappeler que toute situation d’apprentissage nous confronte, enseignant ou enseigné, à nos limites, car tout apprentissage implique une résistance au changement. Comme tout organisme, le psychisme humain est lui aussi conservateur. Apprendre est bien entendu d’abord une affaire d’« être » sujet de ce monde et de l’autre.

La science cognitive pose que l’on doit se connaître soi-même avant d’apprendre aux autres. Ici nous sommes dans le domaine du yoga. L’enseignement du yoga, qui est le but recherché, doit regrouper en souplesse différentes approches qu’il faut particulariser sans pour autant les séparer d’un mouvement d’ensemble. Le fait de lier le corps et l’esprit dans un même travail interactif oriente l’enseignement vers la question de la transformation plutôt que de l’engrangement d’un savoir technique. Bien sûr, ce savoir technique est là, mais il est intégré, il est au service et de la transformation et de la transmission. Il est un moyen et non un but.

On pourrait dire en ce cas qu’il est à double rebond, il concerne autant l’enseignant que l’enseigné, et ni l’un ni l’autre ne doivent rester statiques. Puisque nous travaillons dans une école de yoga, à l’instar des sciences cognitives, il est important de dégager et de mettre en valeur ce que les textes indiens, et les Yoga-sûtra eux-mêmes, proposent implicitement comme pédagogie. Il nous faut du moins l’interroger.

La notion de transformation si fortement mise en valeur invite à prendre en compte tout ce qui concerne le recommencement, la répétition, la modulation, la variation jusqu’à la modification explicite et réalisée. Le temps prend alors tout son sens, de même l’écoute qui comprend l’oreille comme le regard, et la vigilance, l’attention, la discrimination et la patience liée à une vraie humilité. En ce qui concerne l’écoute, on peut rappeler ce petit dialogue:

« – Papa, je veux te dire quelque chose.

– Je t’écoute

– Non, tu ne me regardes pas ! Tu fais autre chose. Regarde-moi, je veux te dire quelque chose », dit Arthur à son père.

Les Upanishad parlent de la peur (Brhadâranyaka- Upanishad I, 4, 1-2), les Yoga-sûtra de l’angoisse (I, 31). Cela est en apparence étranger à toute réflexion sur l’enseignement. Pourtant cela suggère que la qualité de l’enseignement ne doit pas favoriser ou redoubler cette peur ou cette angoisse par un pouvoir qu’il est facile d’exercer en tant qu’enseignant. De l’autre côté, si l’élève a des difficultés à faire passer ce qu’il sait, c’est que peut-être il se soucie davantage de son savoir que des obstacles qu’il fabrique lui-même à la transmission de ce savoir. La première phase de l’enseignement consiste à prendre conscience des obstacles, côté enseignant comme côté enseigné, puis à les éliminer.

Il y a donc un travail préparatoire à tout enseignement, particulièrement dans le cas du yoga. J’en donnerai pour exemple l’opposition que fait Mencius entre l’honnête homme de village appelé « ennemi de la vertu » et l’homme vertueux. Mencius distingue les actions qui passent pour des actes vertueux, mais n’en sont pas, et les actes vraiment vertueux. Ce point important mérite d’être, expliqué: « Mencius met ces problèmes en évidence lorsqu’il oppose l’homme vertueux à l »honnête homme de village »… [qui se dit] : Etant dans ce monde, il faut se comporter d’une manière qui plaise au monde. Tant qu’une personne est bonne, ça va [… ] Si on voulait lui trouver un défaut, on ne trouverait rien. Elle partage les pratiques du jour et elle est en harmonie avec la mesquinerie du monde. [… ] Elle plaît à la multitude et elle est satisfaite. […] C’est pourquoi on l’appelle « ennemi de la vertu ». Confucius dit: « Je hais l’honnête homme du village, car je crains qu’on ne le confonde avec l’homme véritablement vertueux » [… ] qui agit à partir des dispositions qui sont les siennes. [… ] Il ne joue pas l’éthique, il l’incarne comme un expert incarne son savoir faire. » (Francisco Varela, op. cit., p. 52-54).

Je pourrais citer de mon côté un fait remarqué lors de mon activité pédagogique. Une élève, assez catégorique et tranchée dans ses mouvements, enseignait en vue de présenter ses tests. Focalisée sur ce qu’elle avait à dire – et qu’elle disait fort bien -, elle concentrait toute son attention et son regard sur une seule personne. À un moment donné, le problème de la transmission a dû se poser pour elle dans la question de la relation au groupe. Je l’ai vue soudain déplacer son regard et prendre en compte la totalité du groupe. Tout s’est ouvert pour elle, et nous avons pu en parler ensemble après la séance de travail. La question ici n’est pas le savoir, elle l’avait. Ce n’est pas non plus celle d’un savoir-faire. Il s’agit en fait d’une relation que l’on pourrait qualifier d’« éthique » par rapport aux autres, qui fait que cette élève a soudain eu l’intelligence de la situation. Or, c’est cette intelligence de la situation qui donne un goût et une saveur à l’enseignement, qui manifeste une réelle visibilité dans la relation enseignant/enseigné. Maître Eckhart, à sa manière, dit très justement que « l’homme doit être vide de sa propre connaissance ». Cela ne signifie pas qu’il doit oublier ce qu’il sait, mais plutôt qu’il doit oublier qu’il sait au profit d’une relation partagée avec l’autre.

Je pense que, sur ce plan, la pratique du yoga est un véritable traité implicite de pédagogie.

Revue Française de Yoga, n° 31, « Transmettre », janvier 2003, pp 149-152

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