Le Monde du Yoga

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Le symbolisme de la colonne vertébrale

Publié le 08 février 2004

La colonne vertébrale est porteuse d’un symbolisme plurimillénaire. Les croyances les plus anciennes accordent des vertus surnaturelles aux os qui la composent, et un sens transcendant à sa verticalité. La tradition judéo-chrétienne, notamment, insiste sur sa valeur d’axis mundi et de catalyseur des énergies.

[…] [Le] squelette semble ce qu’il y a de moins personnel. Qu’est-ce qui ressemble plus à un squelette qu’un autre squelette (au bassin près, qui diffère sensiblement selon le sexe…?) Qu’est-ce qui ressemblerait moins à l’être vivant que je suis, que mon squelette.
Et pourtant… il est le dernier élément visible à demeurer après la mort, donc le dernier témoignage sensible de la personne et de son corps. Ce vestige traverse les siècles et vient témoigner aujourd’hui de l’homme préhistorique.

D’ou cette croyance, enracinée dans l’inconscient, qu’en l’os siège l’âme immortelle, qui le quitte à la mort, mais vient le réhabiter en cas de résurrection. Chez certains peuples, cette croyance, liée à l’espoir d’une reviviscence des corps, fonde le refus de l’incinération et un respect scrupuleux de l’intégralité des restes par la momification ou la mise en bière (Égypte, judéo-christianisme). Inversement, on dispersait les os des criminels ou on les jetait dans la fosse commune où ils se mélangeaient, perdant ainsi tout moyen de ressusciter.

Si le squelette est intègre, l’âme peut revenir l’animer. Yahvé le donne à entendre au prophète Ezéchiel, lors de la vision des ossements desséchés qui se recouvrent de chair, de nerfs, de peau et redeviennent des corps vivants. Cette vision annonce le retour d’exil du peuple décimé, mais rien n’aurait pu renaître si les os, c’est-à-dire les restes de la tradition, avaient été dispersés.

Dans ce même monde biblique et bien que, paradoxalement, les os ne soient même pas mentionnés dans la création de l’homme, l’os représente la substance, l’essence de la personne. Pour dire moi-même, toi-même…, on peut dire mon os, ton os… C’est d’ailleurs bien ce que dit Adam en découvrant Eve: « Elle est l’os de mes os », réaffirmant ainsi leur origine unique. Le mot etsem, l’os, se construit sur la racine ets, l’arbre symbolique que nous retrouverons rapidement.
L’os, réceptacle de l’âme dans ce qu’elle a de plus profond, c’est-à-dire du principe d’animation en deçà de la différenciation en sentiments, volonté, raison, a des facultés très particulières du fait de ce lien privilégié. […]

Le symbolisme des éléments de la colonne

ll faudrait parler longuement du pied, dans la mesure ou il constitue notre prise de terre. Les mythes lui accordent un grand intérêt : citons le talon d’Achille, le pied bot d’Oedipe, le pied à l’envers d’Hermès « , mais aussi le lave-ment des pieds des disciples par le Christ, le rite préislamique d’hospitalité et le déchaussement à l’entrée dans le sanctuaire musulman. Le pied représente à la fois la fermeté et la nature charnelle qui devient ou appui ou obstacle l’élévation spirituelle.

On regrettera aussi de ne pas évoquer le genou lié à l’humilité, c’est-à-dire la juste perception de soi par rapport à l’univers ou dans la société : le vaincu « tombe à genoux », le vassal met un genou en terre et le croyant « s’agenouille ».

LE BASSIN, LES AINES ET LES HANCHES: LES CINQ VERTÈBRES SACRÉES ET LES CINQ VERTÈBRES LOMBAIRES

Le bassin, selon l’axe vertical, présente deux orientations, vers le bas et vers le haut.
Vers le bas, il préside à la naissance biologique: l’enfant naît en orientant sa tête vers la terre et en passant entre les deux hanches, les deux aines, qui deviennent le symbole de l’entrée effective dans l’existence marquée par la dualité. Les noms que l’on donne au bassin dans différentes traditions en rendent compte: il est la Porte des hommes dans la spiritualité biblique, il contient et protège svâdhisthâna, le « pôle-espèce » ou « pôle-génétique ».
Vers le haut, le bassin devient – car il ne l’est pas chez l’animal à quatre pattes – la base sur laquelle va se construire la colonne. Dans cette perspective, il contient, pour les Indiens, mûladhâra, le « pôle de base », le « pôle qui fonde » et kundalinî, l’énergie latente, prête à monter. Pour les kabbalistes, il est yesod, le fondement, mais aussi tsedek, la justesse ou l’équilibre. Quelques exemples bibliques de ces fonctions du bassin seront ici proposés:

• Le songe de Jacob
(Genèse 28, 10-19)

Ce songe peut être lu à plusieurs niveaux, en particulier en fonction d’une architecture subtile du corps dans laquelle la ville de Luz, base de l’axis mundi, est identifiée au bassin, l’échelle à la colonne et les anges qui montent et descendent, aux énergies subtiles reliant l’homme à Dieu. Or, luz veut dire « ce qui est caché  » ou enveloppé, l’amande, le noyau, thème qui se retrouve dans une autre dénomination du bassin. Sod, le « secret » ou le « lieu du secret ». Si nous cherchons la traduction de sod en latin, nous trouvons sacer dont le neutre est sacrum. Le sacrum est donc le lieu du secret. […]

• L’Arche de Noé, le passage de la Mer Rouge

Dans le premier sens, celui de la naissance biologique, le bassin s’identifie à l’arche qui contient les espèces, dans le deuxième sens, celui de la naissance spirituelle, l’homme doit fendre la mer (sa nature biologique) pour « passer  » (la Pâque) vers un autre niveau. Dans cette perspective, Annick de Souzenelle rapproche les dix vertèbres sacrées et lombaires des dix plaies d’Égypte, les dix épreuves auxquelles l’homme doit se confronter pour assurer ses bases.

A l’évidence, après la Porte d’Égypte, on voit se multiplier les signes de verticalité: la marche dans le désert, le mont Sinai comme « axis mundi », la colonne de nue le jour et de feu la nuit comme guide, l’érection du serpent d’airain dont la contemplation guérit.

Dans ce sens de l’épreuve, du passage et de la remontée, l’homme commence à se rassembler du deux (les deux hanches) vers le un (la colonne). Cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit debout, il a seulement pressenti le sens – signification et direction.

• La lutte de Jacob avec l’Ange

La suite de l’histoire de Jacob montre bien la difficulté à se tenir debout, même lorsqu’on éprouvait une expérience comme celle du Songe. En effet, Yahvé demande à Jacob de revenir à sa nature originelle « Retourne au pays de tes pères, dans ta patrie et je serai avec toi (Genèse 31,3). Jacob part donc et, à un endroit appelé le gué de Yabboq, il fait passer toute sa famille, restant à l’arrière lui-même; la nuit tombe. Et toute la nuit, il lutte avec un être surhumain qui lui laisse deux signes: un « déboîtement » ou une ouverture de la hanche et un nouveau nom : Israel, celui qui a lutté avec Dieu.

C’est un texte absolument extraordinaire, d’une profondeur incalculable. Pour notre propos, la hanche est-elle déboîtée, l’ange signifiant ainsi à Jacob que la blessure ou la boiterie de l’humain demeure et ne doit pas être oubliée, effacée sur son évolution, qu’il doit en garder une conscience aiguë? Ou la hanche est-elle ouverte, libérant le bassin qui peut s’horizontaliser et instituant ainsi la verticalité? Peut-être y a-t-il là une ambiguïté très voulue…

LES DOUZE VERTÈBRES DORSALES

Elles balisent une voie qui va, à peu de choses près, de l’ombilic la parole articulé en passant par le cour. C’est la grande triade des centres subtils : manipura – anâhata – vishuddha. D’autres équivalences traditionnelles se proposent comme:
– les douze mois de l’année
– les douze signes du zodiaque
– les douze travaux d’Hercule
Le chiffre douze indique une totalité, une perfection ; avec lui, donc, un cycle se clôt et un autre niveau d’être se dévoile comme lieu d’un nouveau travail intérieur.

LES SEPT VERTÈBRES CERVICALES

Le cou est isthme, détroit, étranglement; il est le col supérieur, analogue au col de l’utérus, mais orienté vers la tête, vers le haut. Ce segment de la colonne se trouve sous le signe de vishuddha et des centres de la parole : il est accès au Verbe créateur, le « verbe qui s’est fait chair » et sans lequel il n’y a pas de compréhension possible de l’incarnation. Les sept cervicales sont les sept cieux (le septième ciel), les sept dvipa ou étages de la création, « enfilés » sur l’axe du Mont Meru audelà desquels il y a le monde des dieux. […]

LIBRATION, CAPACITÉ D’ÉVOLUTION

La main, la marche, sont les deux grandes acquisitions de la verticalité. On peut dire, sur le plan de l’histoire des idées et des civilisations, que la verticalité crée l’outil et la technologie. C’est évident. Par contre, on oublie souvent de remarquer que le bassin et la tête, dans cette verticalisation, changent d’orientation, deviennent des coupes, des lieux récepteurs. Or ceci est absolument fondamental et détermine symboliquement les relations entre l’homme et le divin, relations où l’homme se fait pur abandon, lâcher-prise, acceptation de l’énergie d’en–haut. A ce point de vue, des mutilations rituelles comme le scalp ou des coupes de crânes, comme dans le shivaïsme, s’expliquent: c’est l’ouverture du crâne qui en fait un vase dans lequel Shiva ou la Shakti versent le nectar divin.

AXE DU MICROCOSME, LIEU DE SON IDENTITÉ AVEC LE MACROCOSME

La colonne vertébrale, dans la Bible et la Kabbale, était identifiée à l’échelle de Jacob, avec ses degrés de la terre au ciel, et sur laquelle montent et descendent les anges, c’est-à-dire les différentes énergies. Ce qui permet à l’homme de se sentir apparent ou analogue au cosmos, c’est sa colonne. Comment s’appelle la colonne du corps subtil en Inde? Le Mérudanda, le « bâton Méru », Méru étant la montagne cosmique ; en Chine? le « Pilier céleste ».

Comment s’habillaient les Grecs et les Romains? À partir d’un rectangle de tissu qu’ils drapaient selon un rite immémorial. « L’enroulement de l’himation ou de la toge autour du corps humain se fait exactement selon le même processus que la révolution du ciel autour de la terre et il est défini relativement au corps humain tout comme la révolution du ciel l’est relativement à la terre ».

Quand on sait, de plus, que les Pythagoriciens comparaient le ciel au vêtement de la divinité, on n’a plus qu’à admirer la parfaite cohérence de ce symbolisme. Toute une civilisation, même dans ses actes les plus concrets comme l’habillement, se construit sur les mêmes harmoniques. […]

Dans les ensembles symboliques où arbre et homme se superposent, les pieds deviennent racines, pôles terrestres et la chevelure, frondaison captant par capillarité les énergies célestes, Carl Gustav Jung a longuement analysé ces représentations dans « Les Racines de la conscience » (Editions Albin Michel). Il les rattache à un archétype fondateur dans lequel l’arbre, image de vie, est pris comme l’analogue d’une croissance psychique, puis spirituelle. Bien évidemment, la Posture de l’Arbre, dans le Yoga classique, active ces dimensions cachées et, en particulier, la circulation entre des pôles qui, autrement, resteraient irrémédiablement séparés. La Chine ancienne use des mêmes données, en attribuant à l’homme le chiffre trois, pour être l’intermédiaire entre le un et le deux, l’impair et le pair, le yang et le yin, le ciel et la terre.

Arbre, l’homme l’est aussi en Islam où le cyprès représente le musulman parfait, qui porte à partir des racines de la méditation les fruits de « l’Esprit ». Il doit avoir un tronc solide, résistant aux tentations, s’élevant droit vers le ciel. Mais en même temps, le cyprès sert de modèle « en raison de sa soumission (Islam) au vent « . N’est-ce pas être à la fois le roseau et le chêne de la fable, être sthira, ferme, et sukha, souple comme dans les Yogasûtras de Patanjali? […]

Les carnets du yoga, n°224, août-septembre 2003, pp. 2-14.

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