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Blessures et langage

par Philippe Van Eeckhout Nicole Rondenet | Publié le 22 août 2005

Les lésions qui remettent en cause la faculté de communiquer sont source d’une souffrance profonde dans la mesure où le blessé ne peut prouver à ses proches que sa pensée persiste. La rééducation s’avère alors fondamentale ; elle passe par la sollicitation de la personnalité au travers d’un travail de démutisation.

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QUELLES BLESSURES?

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On perçoit très bien que la lésion cérébrale qui perturbe la communication remet tout en cause, ce n’est pas seulement la perte d’une ou de plusieurs fonctions. Que se passe-t-il?

D’une part, le cérébrolésé prend rapidement conscience d’une dissociation qui s’est opérée en lui-même, qu’il est le seul à percevoir dans un premier temps. D’autre part, le regard des autres porté sur le handicap, leur comportement vient souvent accentuer une blessure narcissique : c’est la pensée qui est directement remise en cause.

Ne plus pouvoir exprimer sa pensée et notamment, ne plus pouvoir dire que la pensée persiste, manquer des mots pour dire cela, constitue une épreuve douloureuse. Cette dissociation entre la conscience que « les mots sont dans la tête », et le fait qu’ils ne peuvent être produits est source de souffrance. Il ne s’agit pas exclusivement de l’expression de la pensée rationnelle à partir de l’hémisphère gauche lésé, mais c’est aussi la difficulté à mettre en mots le langage de l’hémisphère droit (rêves, sensations, humour, émotions).

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LES STRATÉGIES DE RÉÉDUCATION

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Les deux hémisphères

La neuropsychologie permet de mettre en évidence qu’une lésion d’une ou de plusieurs zones du langage n’altère pas les fonctions supérieures ; on pense à l’intelligence et à la mémoire.

Mais qu’est-ce que l’aphasie ? c’est la perte totale ou partielle de langage oral ou écrit. Elle peut toucher les deux versants du mot: la sensibilité du mot ou sensorialité et la fabrique du mot ou motricité. Je décode le mot, je le comprends avec la zone temporale et je fabrique le mot, c’est-à-dire j’encode avec la zone frontale.

Il peut y avoir une lésion corticale étendue de la zone frontale à la zone temporale (accident sylvien), les deux versants moteur et sensoriel sont alors touchés. Cela se passe ainsi le plus souvent dans l’hémisphère gauche.

On connaît le rôle de l’hémisphère droit. Il participe à la vie émotionnelle et créatrice. C’est le siège de la prosodie, du rythme, de l’intonation et de la mélodie (Zattorie & all. 1992). C’est cet hémisphère sain qu’il faut stimuler, d’autant qu’il intervient dans des tâches diverses qui normalement sont prises en charge par l’hémisphère gauche. Nous savons qu’un aphasique comprend tout ce qui est émotionnel et situationnel. Nous savons que la personnalité se trouve dans l’hémisphère droit. Notre premier souci est de mobiliser la personnalité.

L’absence de langage induit pour l’autre une détérioration de la pensée. L’aphasique sait que sa pensée persiste, mais ne peut pas le prouver, ni même exprimer cette idée, d’où sa souffrance quand il perçoit la mutilation de son langage et de sa pensée dans le regard de l’autre. De cette double mutilation, pensée et langage, résulte un repli sur soi-même qui masque la personnalité. Il est essentiel d’intervenir rapidement, de démutiser la personne pour changer cet état.

La démutisation

La démutisation, c’est donc le déblocage pour obtenir le ou les premiers mots pour rétablir la communication, c’est-à-dire l’échange avec l’autre. Pour réaliser une démutisation, il faut une technique et une énergie communicatrice.

Le côté technique, c’est la faculté de mettre les gens dans un bain de langage, dans un moule de langage. Le thérapeute utilise des mots courants ou spécialisés, des mots clé qui peuvent surprendre la personne dans le contexte de l’hôpital (liberté, République, etc.), mais aussi le prénom de la personne comme restitution de son identité.

L’utilisation du chant permet aux patients d’entrer en symbiose avec un autre et parfois de réentendre à nouveau leur voix.

On utilise également la respiration parce qu’il y a une insuffisance respiratoire et pour rappeler à la personne que tout est rythme. La prolongation du son dans l’expiration permet de parvenir à la production du mot.

En mobilisant les cordes vocales, on parvient souvent à obtenir un mot sans passer par des exercices de sons. Il y a différents types de démutisation et dans les cas d’apraxies importantes, on peut obtenir ainsi des mots tout de suite.

Enfin, la déglutition permet la décontraction des muscles du larynx (on peut la provoquer en introduisant une goutte d’eau). Juste après une déglutition, il y a une apnée suivie par un appel d’air et c’est à ce moment qu’on peut obtenir des sons.

Tout au long de ce travail technique, les gestes du thérapeute ont comme effet de distraire, de provoquer la réaction et de faire bouger le corps immobile de la personne dans un rythme donné, c’est le mouvement du corps qui peut déclencher la production d’un mot, d’une syllabe. La position du thérapeute est importante, il doit toujours rester dans le champ visuel de la personne. Se pencher sur quelqu’un qui est allongé est une position qui est également efficace. Une canalisation est indispensable et constitue l’un des fondements de la démutisation. C’est par la voix et le regard du thérapeute que s’élabore cette canalisation.

La symbiose corporelle passe par le regard. Dans le regard, il y a cette façon de persuader l’autre qu’il va parler. Le patient est canalisé sur le mouvement des lèvres (ouverture, fermeture, étirement, contraction) et une représentation mentale par l’ébauche orale et le mouvement des lèvres va pouvoir se construire. Ceci est essentiel, car cette image mentale élaborée constitue un point d’appui à la production de la parole.

La voix et le ton de persuasion sont très importants. Premièrement on scande et ensuite, on casse cette musique monocorde mais rythmée en introduisant cette persuasion, c’est aussi par la voix que le thérapeute va persuader la personne qu’elle a déjà dit un mot ou qu’elle va le dire.

Le regard et la voix sont les deux moteurs les plus importants et les plus personnels du thérapeute. Lorsque les personnes ont la conviction qu’elles veulent et qu’elles peuvent parler, la démutisation peut survenir assez rapidement. Seule cette canalisation peut permettre dans des cas d’aphasie globale et de troubles importants de la compréhension de mettre ces patients dans le moule du thérapeute pour les faire sortir d’eux-mêmes et être démutisés.

Indissociable de la technique, l’énergie investie par le thérapeute entre en relation directe avec son degré d’engagement dans l’acte de démutisation, c’est elle qui va pousser l’autre à se débusquer et à s’exprimer. Cette énergie communicatrice, c’est le don de persuader l’autre qu’il va parler.

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Il convient enfin de mentionner l’importance du feedback. La démutisation c’est l’écho à faire avec des témoins, c’est leur regard qui va faire prendre conscience au patient qu’il a parlé, qu’il a vraiment dit des choses. C’est la sortie de la symbiose avec le thérapeute, le moment où le patient interroge le regard des autres comme confirmation de la réapparition de son langage, d’un langage pour les autres. Cette référence est indispensable pour que la prise de conscience puisse se faire totalement. Le côté spectacle n’est pas la recherche du sensationnel, mais la nécessité de témoins qui puissent attester du retour des évocations.

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Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 167-184

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