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Le vide dans la tradition chinoise et la vie quotidienne

par Jean-Marc Kespi | Publié le 19 août 2005

Le vide est la condition de l’avènement de la plénitude de la vie, que ce soit en matière d’enseignement, d’art, de médecine, de relation à l’autre ou même au plan cosmologique. La plénitude se définit elle comme l’accomplissement de l’ordre naturel grâce au non-agir, qui permet de parvenir au simple.

Aller vers la tradition chinoise, c’est aller vers l’étranger, l’étranger en nous. Cette tradition a particulièrement théorisé des réalités universelles comme le vide ou la vacuité: ce vide est la « condition et le garant de la circulation et de la transformation » des souffles.

DÉFINITION

L’idéogramme chinois du vide -xu en transcription- signifie l’absence de toute pensée ou de tout désir. Ce n’est pas le rien. Un autre idéogramme, yu -ne pas- indique, lui, le manque, la privation. Le vide n’est pas non plus le néant, ni l’absence d’existence en soi -kong, un concept d’inspiration bouddhiste.

Pour mieux comprendre cette notion de vacuité, il faut lui associer l’idéogramme qui lui est complémentaire (en application de la loi fondamentale du yin/yang). A xu, le vide ou la vacuité, on contrapose shi, « plein, parfait, complet, riche, le fruit et la fructification ». Ce vide permet donc la plénitude, la complétude, la perfection.

EXEMPLES

Quelques exemples permettront d’illustrer cette notion. Ainsi un proverbe chinois dit: c’est le grand-père qui enseigne au petit-fils; grâce au vide de la génération intermédiaire du père, l’écoute se réalise dans la distance. De même en musique, c’est l’architecture des silences qui crée l’état de grâce.

François Cheng dans ses ouvrages Vide et Plein dans la peinture chinoise et L’espace du rêve, montre que la plage de blanc, de nuages au milieu du tableau manifeste la présence du vide, nécessaire pour que la montagne discute avec la rivière, pour que l’arbre dialogue avec l’homme, pour que celui qui regarde voyage à l’intérieur du tableau différemment chaque jour.

Si l’on est capable d’établir une relation avec l’autre, de le laisser prendre sa place, c’est grâce à ce vide, condition de l’amour, de l’amitié, de la relation thérapeutique, mais aussi, en soi-même, fondement du dialogue intérieur.

Il est important de comprendre que cette vacuité, qui, encore une fois, n’est pas un néant, ne peut être créée : elle est là, condition originelle de notre existence.

Sur le plan cosmologique, le vide conditionne le passage continu de l’invisible au visible, de l’indistinction à la distinction, de l’indifférenciation à une forme différenciée.

« Bien que trente rayons convergent vers le moyeu
C’est le vide médian
Qui fait marcher le char
L’argile est employée à façonner des vases
Mais c’est du vide interne
Que dépend leur usage
Il n’est chambre où ne soient percées porte et fenêtre
Car c’est le vide encore
Qui permet l’habitat
L’être a des aptitudes que le non-être emploie » (Tao te king, 11)

Le vide, donc, est ce qui permet l’usage. Il est la condition de l’émergence de tous les êtres potentiels qui aspirent à vivre en nous.

LE NATUREL ET LA SPONTANÉITÉ NATURELLE

Orientons maintenant notre réflexion vers une notion fondamentale de la tradition chinoise : le naturel. La Chine dit d’une manière remarquable l’existence du sacré sans Dieu. Elle insiste sans cesse sur l’existence d’un ordre naturel de la vie, que chaque être vivant incarne et, parce qu’il est unique, colore d’une manière particulière. Dans cette vision, le corps est incarnation d’archétypes, des lois fondamentales qui sous-tendent cet ordre naturel.

Les Chinois ajoutent que chaque être a une nature essentielle (xing), un mandat (ming) et des dispositions naturelles (king). « Le mandat, c’est accéder à sa nature essentielle par ses dispositions naturelles » (Claude Larre). Chaque être a ainsi une place et une fonction dans l’univers : il n’y a pas de vie inutile. Le vide est la condition d’accès à cette nature essentielle.

Une telle vision a une conséquence particulière sur la manière dont on agit et que les Chinois appellent wu-wei, littéralement « le non-agir ».

« Le non-agir, c’est le respect de l’ordre naturel. Les êtres agissent spontanément, car il ne convient pas d’interférer avec le cours des choses », dit Claude Larre. Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer sa volonté propre, mais de laisser émerger ce qui demande à émerger. Zi-ran, la « spontanéité naturelle » s’exerce dans toutes les activités de la vie. Par exemple, le tailleur de jade ne doit pas imposer au jade la forme qu’il projette, mais laisser émerger celle qui est contenue dans le jade. Comme Wagner qui disait que sa musique s’était imposée à lui, qu’il n’avait fait que la transcrire. Comme l’acupuncteur, qui dans un moment de silence juste, pose une aiguille qui spontanément trouve son chemin. Derrière cette spontanéité, il est une compassion, une bienveillance et une vacuité qui permettent d’attendre l’émergence d’une intuition en-dehors de toute idée préconçue, le seul désir étant que ce qui demande à se faire à ce moment s’accomplisse. Telle est l’attitude requise du médecin dans la vision chinoise : un accompagnement qui n’impose aucune volonté propre parce qu’il est fondé sur la vacuité entre le patient et le médecin, et en eux-mêmes. « Quand vous aurez perdu l’envie d’être efficace et de guérir pour vous contenter d’accompagner humblement sans toujours comprendre, alors vous serez un vrai médecin et vous commencerez à être efficace » : cette phrase du Professeur Aubry en 1955 s’accorde parfaitement avec cette vision chinoise.

CONCLUSION

Il s’agit fondamentalement, à tous les plans, y compris spirituel, de cesser d’empêcher que l’essentiel se manifeste, émerge et s’incarne. On atteint alors au simple. « Le simple est celui qui saisit sa vraie nature et se conforme à son mandat » dit Zhuang-Zi. Se conformer à son mandat, réaliser sa nature essentielle, laisser advenir ce qui demande à advenir, dans une bienveillance envers tous les vivants, alors « le coeur de l’homme est le coeur de l’univers ».

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Revue Française de Yoga, n° 23, « Le Sens de la vie », janvier 2001, pp. 61-64

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