Les âges de la vie dans la tradition indienne (âshrama)
Publié le 01 octobre 2003
Alors qu’en occident les barrières sot de plus en plus floues entre les différentes étapes de la vie, l’Inde conserve une vision traditionnelle. Cette vision, assez rigide et contraignante au premier abord, se révèle en fait porteuse d’harmonie et d’épanouissement. Car plutôt que de lutter contre les effets du temps qui passe, elle les intègre pour en tirer le meilleur parti.
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DHARMA ET SVA-DHARMA
La notion de dharma est explicitée concrètement dans des recueils de préceptes connus sous le nom de smrti, c’est-à-dire « tradition, mémoire, ce qui a été transmis ». Ces textes définissent l’ordre du monde et les rituels à observer pour que l’ordre soit respecté et perpétué. A part les rituels, le respect de cet ordre implique aussi des devoirs tels que des règles de vie individuelle et sociale et des vertus à observer. Le plus connu de ces textes est celui qui énumère les Lois de Manu. Les deux grandes épopées, le Râmâyana et le Mahâbharata, définissent et commentent aussi la notion de dharma.
Selon la définition donnée dans le dictionnaire de civilisation indienne, dharma se traduirait donc par « loi générale, devoir, chose immuablement fixée, ensemble des règles et des phénomènes régissant l’ordre des choses dans l’univers ». […]
Les quatre étapes de la vie sont: brahmacarya, phase de l’éducation générale et religieuse; grihastha, la vie au foyer; vanaprastha, phase de méditation, renoncement encore relatif; sannyasa, détachement complet vis-à-vis du monde, vie dévouée au service du Seigneur, renoncement total.
Brahmacârya
De Brahman : « absolu » et « cârya », « se mouvoir », c’est la quête du savoir. C’est donc la phase de l’éducation générale et religieuse, elle correspond à l’adolescence où va s’effectuer l’apprentissage (aux choses de la vie, à un métier). C’est alors qu’on va commencer à savoir ce qu’est le dharma, à le respecter et à entrevoir ce que pourrait être son sva-dharma.
L’enfant, jusque-là très protégé par ses parents, sa mère surtout, (il est dit que la mère est le premier guru), la famille élargie dans laquelle il vit, va recevoir sa première initiation, l’upanayana (ceci n’aura lieu que dans les trois premières castes). Seul le garçon est concerné; c’est pour lui le sacrement le plus important, qui correspond à cette « rupture » de la protection familiale pour rechercher un précepteur, un guru, un guide en fait. Cela a lieu entre la huitième et la dixième année pour le brahmane, un à deux ans plus tard pour le kshatrya et le vaisya. Lors d’un rituel bien codifié entre le maître et l’élève, seront données les instructions du maître qui le recommande aux dieux : cela correspondra à une seconde naissance (dvija). L’ouverture du temps des études sera symbolisée par la lecture du Veda sous des formes précises de répétitions, pour apprendre la fameuse prière appelée gâyatrî ou sâvitrî. Traditionnellement l’élève vivra avec son professeur, qu’il servira et honorera; il devra dormir sur un lit bas à sa porte, observer la chasteté, s’abstenir de certains mets et lui obéir rigoureusement. Selon la caste, le maitre sera soit un brahmane, soit un maître artisan, ou un artiste. Dans ce contexte de l’adolescence très occupée et concentrée sur son apprentissage à la vie d’adulte, il est souvent fait mention de chasteté: c’est la signification fréquente que l’on donne du reste au terme de brahmacârya que l’on va retrouver cité dans les Yoga sûtra de Patanjali (lI, 30), où sont énumérés les yama (règles de vie dans la relation à soi-même ou observances), puis au sutra 38 qui définit le concept.
Cette signification effraie considérablement les adeptes du yoga en Occident et leur fait souvent considérer et conclure que cette discipline ne peut les concerner, eux qui vivent dans une société qui a autrement réglé les problèmes de relations sexuelles. En fait, il n’est absolument pas question de retenir cette signification stricte de chasteté indispensable. Car le sens premier est, « être au service du brahman », littéralement « pratiquer le brahman ». Dans ce contexte, le mot brahman fait référence à l’énergie cosmique immanente et transcendante, présente dans tous les êtres qu’ils soient animés ou inanimés, et que l’on atteint par l’acte (kriyâ), la parole (vâk) et l’esprit (manas). Celui qui se consacre avec toute sa force de conviction à l’obtention de cette énergie est un brahmacârin. Il est vrai que pendant la durée des études, une certaine continence sexuelle est souhaitable pour réserver toutes ses forces vitales à l’étude. Cette abstinence relative distingue le chercheur spirituel du maitre de maison (phase suivante) ou de la personne uniquement préoccupée de gains matériels. On pourrait pour conclure ces considérations donner à brahmacârya le sens plus général de « conscience de », de « maîtrise », de meilleure utilisation possible de son capital énergétique; peut-être pourrait-on dire aussi de modération dans les actes, quels qu’ils soient, d’adéquation entre les actes et une situation donnée. Ce serait alors un état d’équilibre, d’harmonie entre pensée, parole et action. Dans le cadre de la relation sexuelle, cela correspondrait à une forme saine de relation à autrui impliquant un contrôle des fonctions sensorielles et non pas une contrainte, impliquant aussi une responsabilité vis-à-vis de soi-même et d’autrui.
Grihastha
La vie domestique de maître de maison (griha = maison) constitue la seconde époque de la vie. C’est alors que l’adolescent devenu adulte fonde une famille; traditionnellement le mariage était souvent arrangé, en tenant compte de plusieurs facteurs favorables tels que caste, hérédité et concordance des horoscopes (l’astrologie joue encore en Inde un rôle prédominant pour toute décision). De nos jours, certaines de ces considérations existent toujours mais, tout au moins dans les classes aisées, on sent une nette émancipation de la femme et de la conception du couple. Néanmoins, le comportement des femmes en Inde diffère de celui des Occidentales: on a l’impression qu’elles cherchent moins systématiquement à séduire par tous les moyens, qu’elles sont pleinement femmes et mères, une fois mariées, et que, plus tard, elles acceptent mieux d’avoir vieilli, la ménopause étant infiniment mieux vécue que sous nos latitudes.
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Vana-Prashta
(vana signifie « forêt », prashta « qui est établi »). Cela évoque donc (toujours selon la tradition) la possibilité de s’installer dans un lieu de retraite qui avant pouvait être un ermitage dans la forêt, et qui aujourd’hui peut consister simplement à résider encore dans la maison familiale, un peu à l’écart du reste de la famille, ou à vivre dans une petite maison en dehors de l’agitation de la ville. Ce sont maintenant les enfants qui se doivent de subvenir aux besoins de leurs parents pour qui ils conservent respect et considération. Cet âge sera celui d’une plus grande maturité acquise, donc de la réflexion, de l’étude, des discussions philosophiques. Pour la femme, dans l’Inde moderne, cette période de la maturité qui correspond à la ménopause est beaucoup mieux vécue que chez nous, car elle accepte les changements survenus. Elle est épanouie, plus sûre d’elle et joue souvent à cette époque un rôle social ou politique. Les mères ont toujours un grand impact sur leurs enfants, qui les respectent et gardent sans faillir, vis-à-vis d’elles, une grande dette de reconnaissance.
La maturité acquise permet d’approcher de cet état de libération (moksha) dont nous avons parlé en évoquant les quatre sens ou piliers de la vie.
Sanayasa
De samnyâs « déposer »; c’est le renoncement total. Cette étape n’est pas une obligation, il se peut que le couple continue jusqu’à la fin cette vie de retraite relative mais il se peut aussi que l’homme surtout décide de pratiquer le renoncement absolu et d’entrer dans l’état de sannyâsin. Néanmoins, un nombre assez grand de femmes suivent cette même voie, la plus connue à notre époque ayant été Mâ Ananda Mâyi.
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Revue Française de Yoga, n°13, « Passages, seuils, mutations », janvier 1996, pp. 15-37.